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Depuis la Renaissance, la recherche de la modernité dans l’art a associé la découverte de nouveaux champs d’expression au développement de nouvelles techniques. La méthode de la peinture à l’huile a par exemple révolutionné la peinture de chevalet. Elle a permis à l’artiste de penser la lumière et de restituer le volume en permettant le travail des transparences, et le rajout significatif d’épaisseurs de matière. Plus tardivement, l’apparition de la photographie a dispensé l’artiste de la nécessité de s’inspirer du réel et de le représenter puisque les contours fidèles de la réalité se trouvaient sans défauts reproduits par un procédé mécanique.

Mais même les plus extrêmes manifestations de l’avant-gardisme restaient fidèles au dogme qui n’a cessé de gouverner l’Art depuis la préhistoire : l’œuvre doit survivre à son créateur. Ce dogme était universel et même souvent poussé à son extrême : autrefois, c’est son caractère pérenne même qui suffisait parfois à déterminer le statut artistique d’une œuvre. Une même représentation – portrait d’un monarque par exemple – passait du statut de simple décoration pour une fête sans lendemain à celui d’admirable expression artistique selon la pérennité du support et des techniques employées.

Le vingtième siècle a bouleversé le cours de ce processus millénaire, en faisant disparaître ce souci de la durée. Soudain perçue comme une contrainte funeste à la liberté artistique, la nécessité de conserver une œuvre sur le plus long segment de temps possible a été associée au conservatisme, à des atermoiements passéistes qu’il importait de combattre si l’artiste voulait reconquérir sa liberté créatrice. Il s’en est ensuivi plusieurs décades d’explosion créative dédiée aux matériaux et aux procédés éphémères qui ont profondément enrichi la vision de l’artiste et sa relation avec son public.

Les œuvres de l’art éphémère sont envisagées et créées pour disparaître et leur durée de vie limitée fait partie de l’essence même de leur caractère artistique. Mais la création contemporaine, même lorsqu’elle n’a pas vocation à être éphémère, a été contaminée par cette révolution dans la façon de penser l’art.

 


Arman, Cube, 1971
Inclusion de violons dans la résine. Il faut imaginer qu'à sa création, la résine était aussi claire que du cristal.

Cette « grande liberté » a généré des effets négatifs par résonance.
C’est, comme on pouvait s’en douter, dans le domaine de la conservation des œuvres d’art contemporain que ces aspects secondaires néfastes se manifestent.

Ces œuvres sont trop souvent condamnées à une destruction qui semble inéluctable. Comparativement aux périodes précédentes, l’art contemporain voit disparaître beaucoup trop d’œuvres de manière non délibérée.

Plusieurs raisons sont à l’origine de ce phénomène :

Tout d’abord, les œuvres contemporaines se conservent très mal. La tradition du bel ouvrage, des techniques durables, des matériaux pérennes a été perdue par nombre d’artistes, ou a été considérée comme détestable par d’autres. Professeurs contestés, manque d’intérêt pour un comportement petit-bourgeois (durer !), volonté d’aller trop vite, plusieurs générations d’artistes ont été privés – ou se sont privés eux-mêmes - des connaissances nécessaires à la pérennité de leurs œuvres. Trop souvent, les travaux sont mal conçus, ou exécutés en violation de toutes les règles de durabilité.

Pour ajouter à ce phénomène, les matériaux nouveaux sont utilisés sans précaution, alors qu’ils sont encore perfectibles et qu’on ne connaît pas leur réaction au temps. Nombre d’inclusions sous résine des années 70 ne sont presque plus lisibles aujourd’hui tant elles ont jauni.

Les conditions de stockages déplorables ajoutent au drame. Malgré leur dévouement et leur détermination à combattre le phénomène, les FRAC ont peu de moyens, les coûts économiques du stockage des fragilissimes œuvres contemporaines font que trop de travaux sont détruits par l’humidité, les variations de température, etc.

Ensuite, les galeries et les marchands d’art collectionneurs qui ont la volonté d’acheter, de garder, engranger et conserver des œuvres se font rares. Les artistes se voient souvent contraints de reprendre leurs œuvres invendues après une exposition. Comme les artistes ont encore moins de moyens que les musées et les galeries, leurs œuvres souffrent et s’autodétruisent.

Pour ajouter à ce tableau catastrophique, il faut savoir que restaurer une œuvre contemporaine abîmée relève du surhumain. Pour des réalisations obtenues sans références à des codes et des traditions d’exécution connus, avec des matériaux de piètre qualité, ou à l’évolution pleine de surprise, comme ces résines plastiques au vieillissement inattendu, le coût d’une restauration devient vite astronomique, et peu en rapport avec la valeur réelle de l’œuvre.

L’obsession de la modernité et du progrès a donc eu, dans le domaine de l’Art contemporain, des conséquences opposées à l’objectif initial.

Le peu de souci qui est fait de la survie à long terme des travaux artistiques met en danger un nombre d’œuvres sans cesse grandissant. Le phénomène semble difficilement réversible car les causes sont extrêmement variées : manque de stabilité des matériaux nouveaux, impératifs du profit et les contraintes économiques qu’ils génèrent, sans parler de la désinvolture voulue ou non de certains créateurs.

Mais est-ce forcément à déplorer ? Il y a une certaine grandeur dans la destruction/disparition. Au XIXème, le mythe qui faisait recette était celui de l’artiste maudit, le peintre désespéré mourant de faim dans des réduits non chauffés. On vénère aujourd’hui les Modigliani, les Van Gogh aux morts prématurées si lucratives pour leurs futurs collectionneurs. Ne pourrait-on pas imaginer aujourd’hui que c’est l’œuvre maudite, cette malheureuse accumulation de débris soumis aux outrages du temps, qui va gagner ses galons ? Dans un siècle ou plus, peut-être les aficionados de l’art de notre époque s’extasieront-ils sur les restes "inrestaurables"— et d’autant plus valorisés — de ce que furent les icônes de notre XXème siècle ?

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