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Qui sont les premiers chefs de file de l'art abstrait ?

Voici les principaux artistes qui marquent les débuts de l'abstraction. À l’exception de Mondrian, de l'américain Arthur Dove et de Paul Klee, ce sont essentiellement des Slaves. Ils ont ensuite transmis leurs découvertes à l'étranger en enseignant et en voyageant à travers le monde.

Vassily Kandinsky

Il ouvre la voie à une abstraction libre en délaissant la figuration dès 1911. Son évolution bien que rapide est progressive et réfléchie. Kandinsky était un philosophe et professeur aux deux Bauhaus et cela se reflète dans son approche intellectuelle de la peinture :

  • Dès ses débuts en 1908 il pose une palette de couleurs vives (ci-dessous à droite) qu’on retrouve en 1911 avec les 1ères déformations abstraites, comme ce fameux Cavalier(ci-dessous à gauche).


           Reiter (Cavalier), 1911               Paysage d’automne avec bateaux, 1908
                  (court. Mus.Boijmans Van Beuningen)         (courtoisie Mus.Boijmans Van Beuningen)            

  • 1912 et 1913 ont été des années de recherche exubérante explorant différents styles abstraits qui coexistent, mais où s’inscrivent encore quelques figures.
  • Puis qui aboutissent à la libération totale des conventions dès 1914.

Bien plus tard, à partir de 1922, Kandinsky évolue vers un vocabulaire très structuré :


Ligne transversale, 1923
(Courtoisie collection Nordrhein-Westfalen)

Ce virage vers l’abstraction a été nourri par une longue réflexion dont on peut suivre la trace dans "du Spirituel dans l’art" (1910). Dans cet ouvrage, Kandinsky préconise une relation entre tous les arts, notamment la musique (Schönberg) car celle-ci est déjà abstraite, ce tout allant vers une mystique intérieure, vers la pureté.

À partir de la fin des années 30, l'influence de Kandinsky marque la France, la Belgique et les Etats-Unis. On peut la percevoir notamment dans les mouvements de l’abstraction gestuelle puis de l'abstraction lyrique.

Kasimir Malevitch

Dès 1908, Malevitch peint des scènes paysannes dans un style iconique très coloré, typique de l’école moderne russe (Gontcharova, Larionov).

  • Il les stylise entre 1910 et 1911 dans un mouvement typiquement russe appelé cubo-futurisme.


Moisson du seigle, 1912
Stedelijk museum Amsterdam

  • Dès 1914, il évolue vers des œuvres complexes où les formes géométriques deviennent prépondérantes.


Aviateur, 1914
(court. musée Nat.Russe St-Petersburg)

  • En 1915 Malevitch fonde le suprématisme, "début d’une nouvelle civilisation". Il rejette le cubo-futurisme pour passer à une exaltation exclusive de la forme géométrique : il surprend ses contemporains dans une exposition mémorable appelée "0,01" à Pétrograd: 35 tableaux dont plusieurs monochromes.
  • Forcé de renoncer à l'abstraction par le régime soviétique, Malevitch revient dès 1926 à une figuration stylisée où des principes suprématistes subsistent comme une protestation.


Malevitch, Homme en chemise jaune,
1930 (courtoisie m.Etat St-Petersburg)

Franticek Kupka

La rétrospective au Grand Palais en 2018 présente le tchèque Franticek Kupka comme "pionnier de l’abstraction" ; il y a en effet contribué de manière majeure : il a créé sa première abstraction pure, Amorpha, en 1912 puis relègue l'abstraction à une sphère de création privée pendant plus de 10 ans. Il y revient partiellement vers 1920 puis développe dès les années 30 une magnifique gamme abstraite géométrique jusqu’à la fin de sa vie. Voir le reportage sur la rétrospective.


Franticek Kupka, Circulaires-et-rectilignes, 1937, 102x102
(courtoisie -GalNarodníPrague)

Sonia Delaunay

Le rôle majeur de Sonia Delaunay dans l’abstraction a été reconnu tardivement, bien après le décès de son mari Robert Delaunay car — bien que féministe — elle s’est volontairement effacée pour le promouvoir. Pour des raisons alimentaires, elle avait choisi de se consacrer pendant plusieurs années à la création de tissus, mais ses maquettes furent pour elle un vivier pour sa peinture sur toile.


Sans titre. Pochoir coloré à la main
Cette suite se trouve au Metropolitan Museum or Art et au V & A

  • Dès 1913, elle crée ses Prismes Electriques ; sa peinture est basée sur l’étude comparative des couleurs et leur perception changeante, "simultanée", lorsqu’elles se côtoient ; des tons vifs aussi hérités de sa culture slave.


Sonia Delaunay, Prismes-électriques-41, v1913
(courtoisie CNAP)

Piet Mondrian

Cet Hollandais a ouvert le chemin de l’abstraction géométrique vers 1913 et fonde avec Van Doesburg le mouvement et la revue de Stijl :

  • Il développe en quelques années une recherche qui l'amène à décomposer le réel en formes identifiables et isolables, recherche qui aboutit entre 1917 et 1920 à une simplification rigoureuse et une réduction aux couleurs primaires (ci-contre) et aux seules lignes horizontales et verticales.


Composition avec jaune, bleu rouge, 1921
(courtoisie Tate Gal.London)

  • L'exemple ci-dessous montre son passage de la figuration à une première abstraction : le point de départ est un arbre en style expressionniste qui devient allusif ; un autre cas connu est une vue à contre-jour d’un parc à huître, visions dont il n’a retenu que l’essentiel : des traits horizontaux et verticaux.


déroulement : Arbre bleu, 1909 - Arbre gris, 1912 - Composition 3 (Arbres), 1913 (courtoisie Gemeentemuseum La Hague)

Paul Klee

Ce Suisse-Allemand né à Berne est conduit vers le monde des formes par sa rencontre avec Malevitch et Kandinsky en 1911. C'est un voyage en Tunisie en 1914 qui déclenche son entrée dans l'abstraction qui devient peu à peu le moteur principal de son œuvre. Klee peint les habitations du désert comme des formes géométriques carrées aux contours floutés comme des mirages. C'est le début d'une conception complètement originale et individuelle dont il dira en 1915 :« le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. ». (Paul Klee, La dimension abstraite. Fondation Beyeler, Bâle, Oct 2017. Janv. 2018. Voir aussi Fondation Beleyer.


Im Stil von Kairouan, ins Gemässigte übertragen, 1914 – Aquarelle et crayon sur papier sur carton, Centre Paul Klee, Berne /

Paroles de fondateurs

Kandinsky, Mondrian et Malevitch, tous leaders de leurs mouvements et tous enseignants, ont beaucoup écrit, ce qui éclaire la progression de leur art dans le contexte de leur époque :

Vassily Kandinsky :

  • "une nécessité contraignante ne s’est pas encore développée parmi les artistes, de créer une composition picturale et à cette fin un langage adéquat" (1910, sur une expo de Fauves à Paris).
  • ... "ainsi l’objet se détacha de plus en plus de lui-même dans mes tableaux ; c’est visible sur presque tous les tableaux de 1910, l’objet ne voulait ni ne devait encore disparaître complètement" (1911).

Piet Mondrian :

  • "L’art va devenir le produit d’une autre dualité en l’homme : celui d’une extériorité cultivée et d’une intériorité plus consciente, approfondie ; comme pure représentation de l’esprit humain, l’art s’exprimera dans une forme esthétique purifiée, c’est-à-dire abstraite".
  • "Pour approcher le spirituel en art on fera usage aussi peu que possible de la réalité, parce que la réalité est opposée au spirituel".
  • "La couleur n’existe que par l’autre couleur, la dimension est définie par l’autre dimension, il n’y a de position que par opposition à une autre position".

Kasimir Malevitch :

  • "Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et suis allé au-delà du zéro vers la création, vers le suprématisme, vers le nouveau réalisme pictural, vers la création non-figurative" (1915).
  • "Notre monde de l’art est devenu nouveau, non-figuratif, pur ; tout a disparu, n’est restée que la masse du matériau à partir de laquelle va se construire la nouvelle forme" (1915).
  • "La couleur devait à son tour sortir du mélange pictural pour aller vers l’unité autonome" (1916).
  • "L’énergie mondiale va vers l’économie et chacun de ses pas vers l’infini s’exprime dans une nouvelle culture économique des signes".

[Sources : pour tous : Jean-Louis Ferrier : plusieurs écrits dont Aventure de l’art au XXè siècle / Kandinsky : Kandinsky, Jéléna Hahl-Fontaine, Ed Hazan, 1993, ISBN 2-87012-006-0 / Malevitch : presses du Prolétaire Rouge, à Moscou,1990, ISBN 2-08-010052-1, Flammarion. Œuvre collaborative / Mondrian : De Stijl n°1, 1917 et Mondrian, from figuration to abstraction, Herbert Henkels, Thorhe Tokyo Shimbun, 1987].

Ostracisme et rivalités

Comme c’est l’habitude, dans toute époque de renouvellement radical, ces trois leaders se sont opposés sur le plan théorique quant à leurs démarches respectives.

Citons en substance Jéléna Hahl-Fontaine qui a écrit la plus complète biographie illustrée de Kandinsky [Kandinsky, Ed Hazan, 1993, ISBN 2-87012-006-0, page 299] :

"- Kandinsky ne pouvait comprendre ni apprécier le suprématisme de Malevitch ou le purisme de Mondrian (...)".
- Pour Mondrian les tableaux de Kandinsky présentaient encore trop de réminiscences du réel.
- Handiski en retour écrivait de Mondrian : "le refus de tout autre fondement constructif que l’horizontale et la verticale condamne à mort l’art pur".
- Pour les membres de de Stijl les tableaux de Kandinsky étaient surchargés et trop liés à l’intuition personnelle au lieu de règles mathématiques.
- Kandinsky, à son tour, reprochait aux constructivistes de produire des constructions calculées et réprimer le sentiment : "ce ne sont que des mécaniciens"...".

L’anecdote qui a fait le tour du monde

Voici les termes qu’emploie Kandinsky dans une lettre dont la date fait débat mais semble être vraisemblablement 1911 [Gesammelte Schriften, Bern, 1980, page 38] :

"C’était l’heure où tombe le jour, je rentrais chez moi encore rêveur, quand je vis tout à coup un tableau indescriptiblement beau, imprégné d’un véritable feu intérieur ! Je restais d’abord figé, puis me dirigeais d’un pas rapide vers cette étrange image sur laquelle je ne voyais que des formes et des couleurs, tout en restant incompréhensible du point de vue du contenu. Je trouvais bientôt la clé du mystère : c’était une de mes propres peintures qui reposait contre le mur, dressée sur son côté (...) Désormais j’étais sûr que l’objet nuisait à mes tableaux".

Quel est le premier tableau abstrait du monde ?

La chronologie entre ces trois leaders est serrée, chacun ayant abouti à un tableau totalement abstrait en : 1911 pour Kandinsky, 1912 pour Kupka, 1914 pour Malevitch et 1916 pour Mondrian ; la preuve de cette chronologie a été apportée seulement en 1989, lorsque la chute du Mur de Berlin libère les informations conservées derrière le Rideau de fer :

  • "Kandinsky accorde une importance historique décisive à sa première peinture à l’huile abstraite Tableau avec Cercle de 1911", conservé au musée des Beaux-Arts de Géorgie, Tbilissi ; on n’a retrouvé ce tableau qu’en 1989 par une lettre datée du 4 août 1935 qui dit en substance [Kandinsky, Ed Hazan, 1993, ISBN 2-87012-006-0, page 181] : "parmi les tableaux laissés à Tbilissi se trouve ma toute première peinture abstraite qui date de 1911 ... Malheureusement je n’en ai pas de photo (mais il le décrit) ; à l’époque je n’étais pas satisfait du tableau c’est pourquoi je ne l’ai pas numéroté, n’y ai rien écrit au dos...."( Jéléna Hahl-Fontaine).
  • Quant à Malevitch, il n'expose qu’en fin 1914 son Carré noir abstrait. Il affirme qu'il y a eu des œuvres abstraites antérieures mais son atelier ayant été entièrement détruit par ses amis pour protéger le peintre arrêté d'une condamnation pour formalisme, il est difficile d'en obtenir la preuve.

Kandinsky considère que Malevitch lui est redevable de sa découverte du suprématisme : "lorsque le fondateur du suprématisme entendit parler de mon livre Du Spirituel dans l’Art, il le fit traduire, après quoi il découvrit son suprématisme (!)", ceci en 1913 [Jéléna Hahl-Fontaine page 242].
 

CONCLUSION

Au-delà de la revendication de la paternité de l'abstraction, il y a plusieurs lignes directrices qu'il importe de souligner :

  • la prépondérance des artistes russes dans l'invention de l'abstraction : Malevitch et Kandinsky bien sûr, mais aussi El Lissitsky, A. Iawlenski, A. Rodtchenko, Mikhaïl Larionov, Ivan Klioune, etc.
  • la présence dans ce vivier d'un nombre important d'artistes femmes , Olga Rozanova, Nathalia Gontcharova, Lioubov Popova,  Alexandra Exter, Vera Pestel, Nina Kogan,etc
  • l'expérimentation par ces artistes, sur un tout petit nombre d'années, de pratiquement toutes les grandes directions que l'abstraction va prendre au cours du XX ème siècle.

Cette "composition colorée", Ligne Verte, 1917, montre le tournant qu’Olga Rozanova opéra du Futurisme vers la pure abstraction. Sans la fin prématurée de sa vie un an plus tard, elle aurait été célébrée comme précurseure du mouvement américain Color Field des années... 50 !


Ligne Verte, 1917, Olga Rozanova (courtoisie Rollins College) 

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