Le dessin est à l’origine de l’art : il est la première expression humaine en deux dimensions d’une représentation séparée de son modèle. Dessin sur le sable avec un bout de bois, dessin au charbon de bois sur la paroi d’une grotte, dessin à l’ocre rouge soufflée autour d’une main, c’est du dessin que tout est parti. Le dessin est aussi à l’origine de l’homme : c’est à partir du dessin qu’une jeune existence se construit, quand l’enfant fait courir son crayon sur le papier. Du bonhomme têtard (bras et jambes greffés sur la tête) qu’admirent ses parents émus, à la maison bancale aux fenêtres ouvertes sur l’avenir, son toit rouge surmonté d’un soleil hérissé de rayons jaunes. Depuis la nuit des temps, le dessin sert à faire grandir, à mûrir sa perception des choses. Le dessin exerce principalement sa magie dans trois directions :

  • Tout au long d’une vie d’artiste : la pratique quotidienne du dessin permet au créateur de progresser dans son art comme dans l’élaboration de ses réalisations.
  • Comme premier étayage de presque toutes les réalisations culturelles : du théâtre à l’architecture, du dessin de presse à l’illustration de livre, le dessin sert de support préalable à presque tous les modes de création.
  • Enfin, et surtout, comme aboutissement d’un processus créateur : dans biens des cas, seul l’usage du dessin et de ses techniques permet à l’artiste de parvenir à exprimer un état essentiel de son ressenti

Maturation d’un talent, support de réalisations culturelles, expression personnelle d’un artiste sont donc les trois axes présidant au choix des œuvres de la présente exposition. Dans la mesure du possible, ce choix s’est efforcé de montrer les diverses solutions historiques qu’ont empruntées les artistes, selon l’évolution des sensibilités et des recherches artistiques.

1. Le dessin de travail, ou le voyage d’une vie d’artiste

Le dessin permet à l’artiste de progresser, dans sa formation comme dans l’élaboration de ses œuvres. Son exercice répété s’impose donc, pour chaque créateur, comme une nécessité primordiale et impérieuse. Cent fois renouvelé, le dessin permet d’affirmer sa main, de maîtriser sa technique, de se libérer des errements de la maladresse. Chaque dessin d’atelier, du « crobart » pris sur le vif à l’étude la plus aboutie, devient ainsi un témoignage essentiel de la progression créatrice et revêt, pour celui qui le regarde, une qualité d’âme particulière, parfois plus intense, plus authentique qu’un travail définitif.

Ces dessins ont toujours un point commun, presque une marque de fabrique : ils ne sont jamais signés sur le moment de leur conception. L’artiste ne les considère pas comme une œuvre en soi, mais comme un processus en évolution. Ce n’est pas qu’il les juge indignes de sa signature, c’est tout simplement que l’aboutissement du travail n’est même pas encore envisageable, encore moins le cachet définitif que constitue l’apposition de la signature. Il arrive que ces croquis soient pourtant signés. Parfois, vers la fin de sa vie, l’artiste repasse, s’il en a le temps, tout son travail en revue et y appose sa signature comme une marque non de finitude, mais d’appartenance. Le port de Bordeaux par Lepreux en est un exemple. Il est amusant de remarquer que, lorsque l’artiste a acquis une notoriété indéniable, il passe souvent ses derniers moments à signer ses œuvres passées sous l’instigation de son entourage, qui pense à la succession.

1.1 Cent fois sur le métier remettre son ouvrage : le croquis d’atelier

En atelier, le peintre s’exerce à restituer l’impression de volume sur un aplat de papier. La surface plane devient par magie le réceptacle d’une troisième dimension que seul le regard de l’artiste peut traduire. Si tous les sujets de la création picturale sont abordés, fleurs, nature morte, statuaire, etc., c’est la représentation de la silhouette humaine dénudée qui représente la variation la plus marquante et la plus mythique du travail d’atelier. Et plus encore, le croquis de vitesse, où quelques secondes seulement sont accordées pour fixer la représentation du modèle avant chaque changement de pose.

1.2 S’inscrire dans la continuité historique : la copie des grands maîtres

Par la copie du travail des maîtres qui l’ont précédé, le dessin autorise aussi chaque artiste à s’inscrire dans une continuité historique, à se comprendre comme faisant partie d’une totalité humaine. En copiant, servilement d’abord puis de plus en plus librement, le créateur conquiert sa propre originalité. Il intériorise les solutions techniques trouvées, s’appuie sur les innovations passées pour mieux pouvoir prendre un envol personnel.

La sanguine représentant Loth et ses filles a été exécutée par un peintre français en voyage à Londres, qui s’est arrêté suffisamment longtemps devant l’œuvre originale de Van Poelenburgh pour en tirer une copie sensible, habile et intérieure. Restituer les valeurs tant lumineuses que colorées d’une huile sur toile sur un support mat comme le papier nécessite un talent déjà amplement abouti. Mais la transcription témoigne de la différence de perception qui s’est installée en un siècle : le personnage principal n’est plus Loth, dont les malheurs intéressent si peu le copieur qu’il bâcle presque le raccourci du visage. Ce sont les grâces féminines qui deviennent le centre de l’œuvre. Au XVIIème, elles servent d’écrin au récit biblique, au XVIIIème le peintre les perçoit comme le réel sujet du tableau.

1.3 Garder vivante sa mémoire : le carnet d’artiste

L’oubli est l’ennemi du peintre. Et seul le dessin, par la magie de sa souplesse et de son immédiateté, peut venir à son secours. Tout peintre transporte avec lui un carnet où il fixe les détails qu’il veut préserver de l’anéantissement. Car, à côté du travail de révélation et de maturation du talent, le dessin est aussi un outil de mémoire, un réservoir toujours grandissant de futures réalisations. Selon le temps dont il dispose, son état d’esprit ou le confort de son installation, le créateur utilise une palette de notations diverses pour garder en mémoire la traduction dessinée de ses impressions visuelles.

1.3.1 Mémoire des contours : le trait au noir

Le trait de pierre noire ou de graphite (solide minéral servant à dessiner) peut certes paraître fruste, mais sa simplicité même permet une grande richesse d’évocation. La rapidité reste sa grande force, les lignes seules sont conservées au détriment des ombres et donc des volumes. Parfois, l’écrit arrive au secours de la ligne et un mot s’interpose dans une plage de blanc, marquant une indication de couleur ou de texture.

Ces croquis apprennent souvent beaucoup sur l’évolution du processus créateur d’un artiste, comme ces statues que Jules Hebert a croquées dans sa région de prédilection. Tout est précis, détaillé malgré la vitesse de l’exécution, et le trait acéré semble utilisé autant pour fixer les contours de la statue sur le papier que pour imprégner la mémoire de l’artiste.

1.3.2 Mémoire de couleur et de lumière : l’aquarelle

Pour noter les couleurs et la lumière, il faut avoir un peu de temps et de matériel. Le crayon et le carnet se dissimulent dans la poche d’un pantalon pour s’exhiber à tout moment, mais l’aquarelle demande une planche à dessin où l’on tend le papier humidifié, une boîte de couleur et un gobelet d’eau.



Les deux aquarelles anonymes ci-dessous, datées de 1838, ont sans doute été peintes pendant un Grand Tour, ce voyage que les jeunes artistes entreprenaient à travers toute l’Italie pour former leur regard et enrichir leur culture artistique. L’absence de personnages en est le trait marquant. Le travail est pensé pour fixer un instant de luminosité particulière, le plein soleil frappant les pierres sèches avant la montée de l’orage, ou les nuages s’amoncelant à mi-vallée. On entend presque l’artiste penser à sa future utilisation de cette trace mémorielle : il inscrit tout ce qui va lui être nécessaire à la retranscription ultérieure d’un arrière-plan au sein d’une composition plus complexe réalisée en intérieur.

Dans l’aquarelle de Lepreux sur le port de Bordeaux, les lumières menaçantes de l’orage s’associent aux voiles de toile, au bois des mats et au métal des coques plus modernes. C’est un instantané qui, contrairement à la photographie qui fige l’instant, vibre encore aujourd’hui de mouvement et de vie.

1.3.3 Mémoire du vivant : les êtres animés

Lorsqu’un peintre entrepose sur ses carnets de croquis de futurs éléments d’œuvre, il recourt à un procédé quasi schizophrénique de séparation, traitant d’une part les éléments vivants et d’autre part le paysage. L’étude du mouvement humain ou animal n’est pratiquement jamais faite en même temps que celle des inerties végétales et minérales.

C’est une nécessité qu’impose à l’artiste le type de concentration consacrée sur son sujet. Capturer le mouvement d’un être vivant demande une acuité d’esprit, une vitesse de l’aller et retour œil/cerveau/main qui est sans commune mesure avec le calme exigé par la transcription des mondes végétaux et minéraux qui constituent un paysage.

Cette petite feuille de Reboussin représentant des femmes pilant le mil n’échappe pas à la règle. Tout est jeté en vrac, à la va-vite, sitôt que la relation se fait dans l’esprit de l’artiste entre la perception du mouvement et son rendu par le tracé. Le pinceau est chargé d’aquarelle autant pour le rendu coloré que pour glisser avec rapidité, et le contour d’un profil délavé à l’encre voisine avec le mouvement latéral du tamis et vertical du pilon.

1.4 L’œuvre en cours d’élaboration : le dessin préparatoire

Enfin, il existe un dernier processus au cours duquel le dessin exerce sa magique prééminence : l’élaboration d’une œuvre. De l’idée en germination aux ultimes variantes de la production finale, l’artiste utilise le dessin préparatoire pour juger de la validité de sa création face aux exigences de son imaginaire. Le dessin préparatoire est alors outil d’élaboration, de transfiguration et de repentir.

Les chevaux de Charles Lapicque sont fascinants à cet égard. Ils marquent la toute première phase du travail préparatoire, celle où l’idée est encore flottante mais où la structure commence à apparaître. Les chevaux allient fluidité du mouvement et stabilité de l’ossature, et on commence à percevoir comment l’artiste va changer en masses colorées ces traits noirs qui paraissent jetés au hasard de la feuille. On imagine mal qu’un pur coloriste puisse avoir recours à une telle simplicité du trait, mais ce dessin prouve s’il en est besoin que même un génie de la couleur comme Lapicque ne peut se priver des étapes cruciales de la composition au trait, clé de voûte de son art.

Si le dessin s’exprime presque toujours avant la peinture, il précède de même quasiment toutes les réalisations culturelles. Le projet dessiné conditionne la réalisation, il en permet souvent le financement et l’exécution.

2. Le dessin, berceau primordial de l’expression culturelle

L’image est partout. Elle a précédé l’écrit et elle constitue le support premier de l’imagination. La première forme de communication s’est faite par l’image, et la force du trait dessiné surpassera toujours, en impact visuel, celle des pattes de mouches des caractères d’imprimerie.

Comment faire rêver sur un projet, comment associer une équipe à une réalisation sans support visuel ? Le dessin est ce sorcier qui permet aux journalistes d’accentuer leur argumentation, aux livres de se déployer avec plus d’intensité, au théâtre d’associer costumes, décor et mise en scène en un tout cohérent ou au projet d’architecte de convaincre son client. Il a même permis l’apparition d’une culture nouvelle, celle de la bande dessinée.

Sans l’exercice préalable du dessin, de nombreuses expressions culturelles ne pourraient se réaliser pleinement, ni même tout simplement exister.

2.1 Le dessin de presse ou le coup de poing illustré

Une des raisons le plus souvent évoquées pour motiver l’acte d’achat d’un journal, c’est le désir de connaître le dessin qui figure à la une. Le choix du dessinateur et de sa notoriété, comme de son orientation politique est un élément crucial pour le lancement d’un journal. Par exemple, à la fin du XIXème siècle, Hermann-Paul a été recruté par la presse anarchiste lyonnaise afin de la faire bénéficier de sa popularité parisienne. Le dessin de presse a pour particularité de mettre la puissance du visuel au service d’un discours revendicatif. L’immédiateté de l’image sert les arguments qu’elle défend : le trait fait bondir l’indignation du dessinateur politique de l’œil au cerveau du lecteur. La réflexion ne vient qu’ensuite. C’est cette vitesse d’assimilation, cette absence d’effort qui fait le succès du dessin de presse. Mais ici, l’art et ses techniques sont les serviteurs du message.

En ces temps d’élections, il est amusant de constater à quel point les thèmes de critique du monde politique sont restés les mêmes : les petits écrasés par les puissants et leurs sbires, tels que les décrit J.Blass ; les "politichiens" exploitant la crédulité de l’électorat. Les méthodes visuelles sont aussi restées identiques. Force de l’image composée comme un coup de poing, lisibilité immédiate, direction et parfois manipulation du regard du lecteur pour emporter sa conviction.

Par contre, le dessin d’humour n’est pas aussi facilement exportable à travers le temps. Ce qui nous indigne est éternel, mais ce qui nous fait rire dépend de tant de petits détails, de tant de références à des modes de pensées, à des contenus culturels, des tics d’apparence ou des tics langagiers qu’il est rare qu’un dessin d’humour reste longtemps compréhensible.

2.2 L’illustration de livre : une expression artistique originale

L’osmose entre le texte d’un écrivain et la représentation qu’en fait un artiste a généré tout un champ de création originale, à laquelle l’expression de livre illustré rend bien peu justice. Le dessin au noir, transposé en gravure sur cuivre, sur zinc ou sur acier, fut le premier à être utilisé par les imprimeurs pour renforcer l’attrait de la chose imprimée. L’aspect austère de l’illustration était parfois compensé par l’ajout manuel de coloris à l’aquarelle ou à la gouache.

Le petit dessin de Tony Johannot est une esquisse non signée réalisée dans cette optique. C’est une étape intermédiaire avant le tracé définitif. Il a pour but de déterminer la posture des personnages. Le dessinateur a voulu rendre la mollesse d’un corps évanoui, et a seulement ébauché les visages.

Les dessins définitifs destinés à être copiés par le graveur ou le taille-doucier atteignent presque toujours un degré de recherche et de sophistication extrême.

Mais l’exercice restait cependant limité par les contraintes techniques de l’impression. Avec l’apparition et la démocratisation des processus d’impression lithographique, est apparue une évolution qui a conduit au phénomène du livre d’artiste. L’artiste, ayant accès à toute la palette de la couleur produit alors de véritables chefs d’œuvres. Les pointes sèches et les bois gravés  profitent de cette évolution pour gagner en liberté et intensité et apparaissent des livres où la personnalité du peintre qui les illustre compte plus que celle de l’écrivain.

Le rivage tropical d’Hermann-Paul donne un exemple de cette évolution. L’artiste oublie ses réflexes d’illustrateur pour ne plus penser qu’en peintre. Les couleurs et la composition importent plus que la lisibilité immédiate du sujet. On a quitté définitivement le dessin qui fournit une adaptation visuelle des phrases écrites pour passer à la création artistique librement inspirée par une œuvre littéraire.

2.3 Le projet d’architecture, un élément essentiel pour emporter un contrat

La profession d’architecte exerce avec le dessin une relation particulière. Le trait est l’élément essentiel de l’exercice de cette activité, mais complètement dissocié de toute intention décorative. Mais pour communiquer avec le client, l’architecte a besoin de s’évader de la planéité de son projet et de la présenter sous l’aspect d’une élévation. Sont alors réalisés certains des plus beaux dessins qui puissent s’imaginer, qui allient rigueur et invention, et expriment avec une poésie un peu figée tout l’espoir de leur concepteur d’obtenir une commande. 

Ce dessin d’un bâtiment portuaire date d’avant la révolution comme le prouve son échelle de réalisation exprimée en toises. La précision du trait, la finesse des détails  ne sont pas gratuits mais exigés par l’usage même du document. C’est ce qui en fait tout le charme : parvenir à concilier beauté et utilité est un débat artistique qui ne finira jamais de préoccuper les êtres humains. Et dans cette œuvre, l’architecte a réussi la prouesse d’y adjoindre l’élégance.

Dans la villa aux ruines que représente le lavis d’encre brune de l’architecte, c’est un autre tour de force qui est réalisé. Il n’est plus question de beauté, mais de statut social.  Pour commander une telle villa inspirée des ruines d’une église à un architecte, il ne faut manquer ni d’argent, ni d’assurance. Mais quel éclectisme ! Quel enthousiasme dans l’adjonction d’éléments nouveaux et de ruines anciennes, de formes nouvelles avec les traditionnelles tuiles romaines. L’élégance a disparu, mais l’opulence et la recherche d’originalité sont là pour la remplacer.

C’est un trait essentiel de tous les dessins d’architecture. Ils nous parlent plus de société que de tendance artistique. Le dessin de Jacques Ivane est là pour contredire cette tendance. Cette œuvre dégage une beauté certaine, avec sa composition  recherchée et la hardiesse du point de fuite. C’est un très harmonieux dessin que l’artiste a réussi à créer à partir d’un projet dont les couleurs et les proportions sont assez peu équilibrées. Ici le dessin vient transcender ce que l’on pourrait voir autrement comme le manque de raffinement d’une démonstration de puissance sociale

2.4 Les maquettes de spectacle, une coordination obligée

Sans l’intermédiation du dessin, il n’y aurait pas de théâtre, pas de music-hall. Pas de décors, pas de costumes. Tous les intervenants qui s’associent pour créer un instant de spectacle vivant ne pourraient s’entendre s’ils ne trouvaient pas dans les dessins de leur projet un moyen d’accorder leurs imaginations foisonnantes.

Les dessins de costume revêtent un attrait plein de charme pour qui se plonge dans leur contemplation. Ce sont des outils de travail, froissés, troués d’épingles, gondolés par la gouache. Mais ce sont des œuvres à part entière, avec ce supplément d’âme qu’y ajoutent les échos des danses des meneuses de revue des Folies bergères, comme cette gouache sur calque de Wittop.

À l’opposé du music-hall, le théâtre fait appel aux plus grands noms de la peinture pour concevoir décors et costumes. Cela donne lieu à des dessins préparatoires marquants dans l'œuvre de l'artiste qui les réalise, tels le Tête d'or d'André Masson commandé par Paul Claudel.

2.5 La bande dessinée, une nouvelle culture

L’alliance du texte et de l’illustration est par nature inégale. Longtemps seules les histoires où le texte primait gagnaient leur titre de noblesse. Mais la supériorité de l’image dans le récit d’une histoire a fini par s’imposer. Grâce au talent des dessinateurs, à leur maîtrise des codes du récit établi au travers de plusieurs générations de pratique de dessin de presse, un nouveau langage s’est affirmé. Maintenant, les petits Mickeys dont on se moquait à l’époque sont devenus des succès d’édition.

3. Le dessin, comme expression nécessaire d’un processus créatif

Sans l’excellence de son dessin, le peintre n’est rien. Dans les ateliers des peintres du Quattrocento (XVe siècle italien.), le jeune apprenti n’obtenait pas le droit de dessiner avant d’avoir fait ses preuves pendant au moins un an en réduisant les pigments en poudre suffisamment fine pour satisfaire le Maître. La frustration était telle que, enfin autorisé à reproduire le réel sur une feuille de papier, le futur artiste était quasi charnellement pénétré du caractère sacré de l’acte de dessiner. Et cette révérence éprouvée envers le dessin a permis l’émergence d’œuvres d’une telle subtilité, d’une telle excellence que bien des collectionneurs se consacrent uniquement aux œuvres sur papier.

L’apparition de l’abstraction ou de l’art brut n’a pas diminué la force de cette imprégnation. Le dessin s’est libéré des carcans académiques qui le muselaient et la spontanéité du trait a facilité l’accès de l’artiste à son propre inconscient. C’est un autre type de travail mais avec la même nécessité de rigueur technique, et une difficulté d’accès et de maîtrise toujours aussi grande. Un dessin d’artiste contemporain provoque souvent de la part du néophyte la remarque suivante : je pourrais en faire tout autant. Mais la maladresse n’est que supposée, la simplicité impossible à reproduire. Copier à l’identique un sujet d’étude reste relativement abordable. Jeter sur un papier son ressenti est une tâche qui demande une maîtrise beaucoup plus difficile à atteindre.

Dessiner, c’est vouloir transmettre une impression, un effet, une sensation. Dessiner, c’est vouloir fasciner, apporter à l’autre une vision. Choisir le dessin, plutôt que la toile et les couleurs à l’huile, prouve chez l’artiste une intention particulière. S’il retient un support papier, c’est qu’il en a besoin. Besoin de sa fragilité, de son côté éphémère. Besoin, malgré cette fragilité, du rehaussement que l’emploi du dessin lui apporte. Le dessin seul permet de rendre certains effets, la douceur, le velouté, la fragilité. Le trait est essentiel et l’emporte sur la forme dans l’élaboration de l’image. L’omniprésence du support, utilisé comme une participation quasi tactile dans le processus de création, vient renforcer la fascination exercée par le dessin.

Que recherche l’artiste quand il destine au dessin une de ses œuvres définitives, en repoussant l’huile, pourtant plus durable, plus recherchée, plus commerciale ? Qu’est-ce qui fait véritablement l’originalité du dessin ? Ce sont les matières qui y participent et le contraste qui se forme entre elles. L’essence du dessin, si l’on y réfléchit, réside dans l’étroite imbrication du support et de la matière picturale. C’est la présence charnelle du papier et de sa sensualité que l’on apprécie dans la discipline du dessin, le plus souvent sans en être pleinement conscient. Un papier pur chiffon au velouté sensuel, un bristol à l’éclat glacé donnent au charbon du fusain, à l’argent de la pierre noire, ou au pigment de l’aquarelle une profondeur et un relief sans égal. Le subtil vergé bleu d’un Ingres, le grain lâche d’un Canson ou plus resserré d’un Arches, le velours d’un papier à la cuve, voilà ce qui fait l’âme d’un dessin !

3.1 Pour une sensualité quasi tactile : le choix du support inusuel

Les particularités du support papier choisi par l’artiste constituent une part importante de son inspiration. Ce petit écolier faisant l’école buissonnière pour séduire les filles du collège voisin serait-il aussi palpitant d’excitation si le bleu de sa blouse n’était pas si bien mis en valeur par le gris subtil du papier ? Ferogio a pris autant de plaisir à jouer avec ces correspondances de couleur que nous en éprouvons à contempler les détails de son œuvre.

Les deux militaires que représente Henri d’Anty auraient beaucoup moins d’attrait si le peintre n’avait pas sélectionné un papier rugueux confectionné à base d’écorce. La brutalité du militaire est ainsi suggérée, alors même que le peintre s’inspire d’une œuvre léchée du XVIIIème qui laisse traîner dans nos inconscientes son impression de mignardise et d’affectation.

Si le papier constitue toujours la donnée essentielle du dessin, l’artiste peut choisir de le faire vibrer de plusieurs manières. Par l’absence de couleurs, et la déclinaison des gammes de gris, il se consacre au seul contraste des valeurs. Avec l’aquarelle colorée, il part à la poursuite de la lumière, tandis qu’avec la gouache, il se bat avec l’opacité.

3.2 Le jeu de l’ombre et des ténèbres

Crayon, pierre noire, fusain, encre de chine, l’œuvre au noir ne se conçoit qu’en dessin. Mais que de variantes subtiles à mettre en œuvre !

La poudre du fusain donne une sombre intériorité au sujet. Dufeu y a recours pour représenter l’apocalypse, à l’instant où la poussière des tombeaux est soulevée par l’éclat de la trompette de l’Ange.

L’encre de Chine, par son côté lisse et brillant, permet de disposer d’une gamme infinie d’effet, aux significations toujours variées. Délavée d’eau, elle attire le regard vers la douceur du rendu. L’extase de la sainte martyre représentée par Grano prend ainsi toute sa dimension, passage de la souffrance à la félicité, l’eau céleste diluant la noirceur du monde terrestre comme l’eau du peintre a dilué l’encre.

Adan, lui, utilise un effet inverse pour rendre l’amour d’une mère pour sa fille. Le tracé est d’une finesse quasi arachnéenne, la plume caressante, ne s’enfonce jamais dans les fibres du papier, aussi douce que la tendresse qui unit les deux femmes.

Enfin, le pinceau des artistes contemporains se trempe avec vigueur dans l’encre non diluée. Que ce soit pour représenter des femmes au travail comme dans la grande et vigoureuse composition d’Yves Commère, ou un enchevêtrement abstrait comme l’œuvre d’Hubert de Lapparent, l’encre est promenée sur le papier dans un mouvement incisif. Le spalter (pinceau large) de Lapparent provoque des zébrures irrégulières.

Le pinceau de martre de Commères laisse quant à lui échapper des taches épaisses en gouttes. Mais, dans ces deux œuvres si différentes pourtant, c’est la place accordée à la blancheur du papier qui magnifie le travail de l’artiste.

3.3 La quête vers la lumière. L’aquarelle

Ce n’est plus le contraste que recherche le peintre dans l’aquarelle, mais la délicatesse de la luminosité, suggérée en laissant apparaître le support sous des plages colorées transparentes. L’aquarelle véhicule toujours, par sa technique même de passage du clair vers le sombre, une impression de subtilité et de raffinement.

La hardiesse du personnage surréaliste de Biasi, elle est atténuée par la délicatesse du rendu coloré.

3.4 La perfection dans l’opacité. La gouache

Le rapport entre le papier et la matière picturale se modifie dès que le peintre passe à la gouache. Là où la gouache est apposée, elle recouvre tout. Seule la matière compte alors, l’artiste masque le support pour privilégier la sensualité et le velouté de la couche de couleur.

3.5 Le papier sur papier, le collage

La prééminence du support papier dans le rendu final du dessin a eu une conséquence qui, pour révolutionnaire qu’elle fut lors de son apparition, se justifie pleinement. Si l’on superpose les couleurs, se sont demandé les artistes, pourquoi ne pas en faire autant avec les supports et coller couche de papier sur couche de papier pour enrichir la création ? Des formes abstraites d’Olga Rozanova aux papiers découpés de Matisse, le collage est devenu incontournable.

L’œuvre d’Henri Guibal pousse le collage jusqu’à ses limites, associant papier journal, gouache, papier mâché déchiré, presque sculpté.

Le dessin porte en lui sa magie. Il nous est par essence accessible car nous l’avons tous pratiqué au moins à un instant de notre vie. Mais avec l’apparition de l’ordinateur et de la 3D, il est en train de subir une profonde mutation. Son apport dans la vie artistique diminue de manière drastique et il disparait de nombreuses professions. Mais les artistes plasticiens continuent à le privilégier. Son apparente fragilité, son coté éphémère le parent d’une séduction qui n’est pas prête de s’éteindre.