Les œuvres d’art existent pour procurer à l’être humain quelque chose en plus de sa réalité. La recherche du Beau est socialement reconnue. Mais l’Art est loin de se résumer au seul plaisir esthétique. L'Art est aussi intensément pulsionnel. Ces pulsions sont celles de l’artiste et rejoignent celles du spectateur, elles sont celles de l’humanité tout entière.

L'art pulsionnel assouvit un besoin d’exaltation en exprimant les pulsions. Il permet aussi en parallèle de les tenir à distance, de s’approprier l’intolérable pour obtenir réconfort et consolation. Dans tous les cas, l’art permet la catharsis : l’apprivoisement de la pulsion. Cette exposition présente des œuvres réparties selon quatre grands types de pulsion :

  • Érotisme, gaieté et plaisir ;
  • Sexe, brutalité et transgression ;
  • Violence ;
  • Angoisses archaïques. Sous ce terme on regroupe les peurs qui sont inscrites dans chaque être humain dès sa venue au monde, avant même qu'il sache les exprimer (l'abandon, l'ébranlement du monde, le démantèlement du corps, la mort et l'au-delà, le traumatisme de la naissance).

Érotisme, gaieté et plaisir

Tigre, Tigre,

Tigre, Tigre, brûlant brillant,
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quel oeil si puissant
A forgé ton effroyable symétrie ?

Dans quels cieux ou abîmes insondés
A brûlé le feu de tes yeux ?
Quelles ailes peuvent l'emmener ?
Quelle main a osé en saisir le feu ?

Mais quel bras, et quel art
Purent façonner les muscles de ton cœur ?
Écoute comme il bat ! 
Que des mains, que des pieds de terreur ?
(…)

Tigre, Tigre, brûlant brillant,
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quel oeil si puissant
A forgé ton effroyable symétrie ?

Tigre O Tigre, William Blake, in Chants d’expérience (de l'Anglais)

Minuit sonnant

C'est ici l'endroit redouté des mères,
L'endroit effroyable où les fils mineurs
Font sauter l'argent gagné par leurs pères,
Et rognent la dot promise à leurs sœurs.

Minuit sonne, écoutez,
Mon cher, et profitez.

A minuit sonnant commence la fête,
Maint coupé s'arrête, on en voit sortir
De jolis messieurs, des femmes charmantes
Qui viennent pimpantes
Pour se divertir;
La fleur du panier, des brunes, des blondes,
Et, bien entendu, des rousses aussi...
Les jolis messieurs sont de tous les mondes.
C'est un peu mêlé ce qu'on trouve ici !

Rondeau de Metella, La vie Parisienne. Acte IV. Meilhac et Halévy.

Écouter la version chantée : le rondeau de Métella par Suzie Delair

Envoi

Nous avons joué de la flûte
Vous ne nous avez pas écouté
Nous avons chanté
Vous n'avez pas dansé

Et quand nous avons bien voulu danser
Plus personne ne jouait de la flûte.
Aussi depuis notre infortune
Moi je préfère la bonne lune.

Elle fait se désoler les chiens
Et chanter les crapauds musiciens.
Au fond des étangs bénévoles
Elle se répand sans paroles ;
Sa tiède nudité
Saigne à perpétuité.

Nous avons guidé sans houlettes
Les troupeaux vers nos maisonnettes
Mais les moutons voulaient qu'on les mène à des fêtes,
Et nous avons été d'inutiles prophètes.

Eux mènent comme à l'abreuvoir
Les troupeaux blancs à l'abattoir.
Nous avons bâti sur le sable
Des cathédrales périssables.

André Gide (Paludes.)

Ô Fiancé !

Je vous adore, ô fiancé des bienheureuses.
C'est vous que j'ai voulu, c'est vous qui me fuyiez
Déjà, quand jeune et vive, au soupir des yeuses,
J'entendais les oiseaux assourdir les halliers.

Ouvrant mes bras brûlants sur l'air plein de promesses
Je vous voyais, éphèbe triste aux graves yeux.
Mais la Vie était là, farouche chasseresse,
Qui me disait : «Viens-t'en, nous irons vers les dieux. »

En vain à ton manteau bleu comme l'étang triste
Je suspendais mes mains qui frissonnaient de toi :
J'étais celle que nul ne retient et n'assiste,
Seule comme un parfum égaré sur le toit.

Et j'entendais danser la chasseresse étrange...
Les flèches de son arc s'enfonçaient dans mon sang.
Ô fiancé des bienheureuses, toi que l'ange
Ose à peine nommer, et qu'on voit et qu'on sent
Dans toute volupté mettre un brûlant reproche,
Que ne m'avez-vous prise aux jours blancs où j'étais
Pure comme sur l'onde un long frisson de cloche?
Et que ne fûtes-vous mon ivresse et ma paix?

Ah, si vous m'aviez prise, ô fils de la colombe,
Ah, si j'avais par vous goûté vinaigre et fiel,
J'aurais, entre vos bras, dormi dans votre tombe
Et j'aurais près de vous souri dans votre ciel.

Hélène Vacaresco (Dans l'Or du Soir.)

Sexe, brutalité et transgression

Le poison

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

Charles Baudelaire

Chair

Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas,
Fruit amer et sucré qui jute aux dents seules
Des affamés du seul amour, bouches ou gueules,
Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,

Amour ! le seul émoi de ceux que n'émeut pas
L'horreur de vivre, Amour qui presse sous tes meules
Les scrupules des libertins et des bégueules
Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats,

Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre
Dont rêve la fileuse assise auprès de l'âtre
Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair,

Et la fileuse, c'est la Chair et l'heure tinte 
Où le rêve éteindra la rêveuse, - heure sainte
Ou non ! qu'importe à votre extase, Amour et Chair ?

Luxures, Paul Verlaine, Jadis et naguère

Violence

Bêtise de la guerre

Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l’homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
A quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l’animal,
Si tu ne sais, dans l’ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?

Victor Hugo

Marche turque

Ma dague d'un sang noir à mon côté ruisselle,
Et ma hache est pendue à l'arçon de ma selle.

J'aime le vrai soldat, effroi de Bélial.
Son turban évasé rend son front plus sévère,
Il baise avec respect la barbe de son père,
Il voue à son vieux sabre un amour filial,
Et porte un doliman, percé dans les mêlées
De plus de coups, que n'a de taches étoilées
La peau du tigre impérial.

Ma dague d'un sang noir à mon côté ruisselle
Et ma hache est pendue à l'arçon de ma selle.
(…)

Marche turque, Victor Hugo, Les orientales.

Les grandes angoisses archaïques

Peur de l'abandon

L'empreinte

Je m'appuierai si bien et si fort à la vie,
D'une si rude étreinte et d'un tel serrement,
Qu'avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s'échauffera de mon enlacement.

La mer, abondamment sur le monde étalée,
Gardera dans la route errante de son eau
Le goût de ma douleur qui est acre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.

Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l'épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.

Dans les champs printaniers la verdure nouvelle,
Et le gazon touffu sur le bord des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés.

La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l'air ma persistante ardeur,
Et sur l'abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon cœur.

Anna de Noailles
 

Epouvante de l'écroulement du monde

À travers les soupirs, les plaintes et le râle

À travers les soupirs, les plaintes et le râle
Poursuivons jusqu’au bout la funèbre spirale
De ses détours maudits.
Notre guide n’est pas Virgile le poète,
La Béatrix vers nous ne penche pas la tête
Du fond du paradis.
Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre,
Au lieu d’être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate ;
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
 
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
Reste sans mouvement.
(…)

Quoiqu’elle ait mis le pied dans tous les lits du monde,
Sous sa blanche couronne elle reste inféconde
Depuis l’éternité.
L’ardent baiser s’éteint sur sa lèvre fatale,
Et personne n’a pu cueillir la rose pâle
De sa virginité.

Théophile Gautier, La comédie de la mort

Affolement du démantèlement du corps

Un jour qu'il faisait nuit
Il s'envola au fond de la rivière.
Les pierres en bois d'ébène les fils de fer en or et la croix sans branche.
Tout rien.
Je la hais d'amour comme tout chacun.
Le mort respirait des grandes bouffées de vide.
Le compas traçait des carrés et des triangles à cinq côtés.
Après cela il descendit au grenier.
Les étoiles de midi resplendissaient.
Le chasseur revenait carnassière pleine de poissons sur la rive au milieu de la Seine.
Un ver de terre marque le centre du cercle sur la circonférence.
En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours.
Alors nous avancions dans une allée déserte où se pressait la foule.
Quand la marche nous eut bien reposé nous eûmes le courage de nous asseoir puis au réveil nos yeux se fermèrent et l'aube versa sur nous les réservoirs de la nuit.
La pluie nous sécha.

Un jour qu'il faisait nuit, Robert Desnos, Corps et biens

Effroi face à la mort

Élégie à Henri Doucet

Pour accomplir une âme lumineuse entre toutes,
Entre toutes plaisante,
Qui sait l’amour qu’il faut
Et les étapes dans la nuit
Et les victoires sur la mort ?
Et qui sait quel trésor, comme un fruit unique
Mûrit depuis toujours en tout enfant qui passe ?

Qu’importe ce trésor, ô mon ami,
Aux trafiquants du monde!
Leurs enjeux, leurs valeurs se nomment
Patrie, population, territoire, effectifs,
Main-d’œuvre, marchandise ;
Toutes choses qu’on divise
Ou qu’on additionne.

Qu’importe aux ravageurs du monde
Qu’importe un homme, chaque homme,
Ô mon frère qu’ils ont tué !

Ils nous ont pris, toi, moi, nous tous.
Hommes parqués, matériel humain.
Comme on prendrait la menue paille
Pour nourrir un feu,
Prodiguant les poignées après les poignées ;

Et tant mieux pour ce qui a pu
Entre leurs gros doigts glisser et fuir
Et tant mieux pour ce que le vent
Dans son jeu brusque a pu sauver.

Mais toi !
Mais toi, happé par l’incendie,
Tendre ami, je ne sais pas même
A quel creux du sol calciné
A quel point du désert de cendre
Gît ta cendre frêle.

Charles Vildrac

Pressé de désespoir

Pressé de désespoir, mes yeux flambants je dresse
À ma beauté cruelle, et baisant par trois fois
Mon poignard nu, je l’offre aux mains de ma déesse,
Et lâchant mes soupirs en ma tremblante voix,
Ces mots coupés je presse :
« Belle, pour étancher les flambeaux de ton ire,
Prends ce fer en tes mains pour m’en ouvrir le sein,
Puis mon cœur haletant hors de son lieu retire,
Et le pressant tout chaud, étouffe en l’autre main
Sa vie et son martyre.
Ah dieu ! si pour la fin de ton ire ennemie
Ta main l’ensevelit, un sépulcre si beau
Sera le paradis de son âme ravie,
Le fera vivre heureux au milieu du tombeau
D’une plus belle vie ! »
Mais elle fait sécher de fièvre continue
Ma vie en languissant, et ne veut toutefois,
De peur d’avoir pitié de celui qu’elle tue,
Rougir de mon sang chaud l’ivoire de ses doigts,
Et en troubler sa vue.
Pressé de désespoir, mes yeux flambants je dresse

Théodore Agrippa d’Aubigné, Stances

Terreur de l'au-delà

Le spectre

Ce spectre singulier n'a pour toute toilette,
Grotesquement campé sur son front de squelette,
Qu'un diadème affreux sentant le carnaval.
Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux,

Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux.
Le cavalier promène un sabre qui flamboie
Sur les foules sans nom que sa monture broie,
Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,
Le cimetière immense et froid, sans horizon,
Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne,
Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.

Une gravure fantastique, Baudelaire, Spleen et idéal

Traumatisme de la naissance

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin.

À vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d'amoureuses flammes
M'a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m'ont pas trouvé beau.

Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre :
La mort n'a pas voulu de moi.

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !

Ballade de Gaspard Hauser, Paul Verlaine, Sagesse

Écouter la version chantée : Gaspard par Moustaki