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Apparition du terme "bleu" et usages courants

D'où nous arrive l'appellation "bleu" ? Le bleu, très peu prisé en Occident ancien a peu de mots pour le définir : dans les textes bibliques en hébreu, araméen ou grec, seul revient le mot "saphir", la pierre préférée des peuples de la Bible. Les langues romanes iront puiser les mots germaniques "blau" et arabes "azraq", et encore le bleu était souvent confondu avec le gris et le vert. Paradoxe : parmi les anciennes formes au 12è siècle on trouve "blo, bloe" : le mot anglais "blue" vient donc du français.


BLEU DERRIÈRE LE BLEU de Aline Gagnaire
Technique mixte

Il semble que dès l’origine le mot ait désigné une couleur "pâle, blanchâtre" ou "livide, bleuâtre" qui s’applique surtout aux couleurs du visage ou de la peau contusionnée. Il nous en reste "une peur bleue" qui nous ferait devenir livide, quant au bifteck, on continue de le vouloir "bleu", à savoir quasi saignant.
Cette pauvreté linguistique contraste avec l’infini des nuances de bleu : du plus clair au plus foncé, du plus azur au plus nuit, du plus profond au plus mystérieux, travaillé pur ou mélangé, de jour ou de nuit, il se fait turquoise ou bleu nuit, violet ou vert profond. Une palette que les impressionnistes nous ont fait redécouvrir.

C’est au XIIè siècle que le bleu se révèle couleur de mer et de ciel, pur, clair ; il se met à véhiculer en Occident une image de liberté ; il nous en reste la zone bleue ou la Carte Bleue (même si notre époque bling-bling l’a virée au Gold…), et d’irréels petits nuages qui "nous mettent dans le bleu" où l’on n’y "voit que du bleu" !

Une fabrication difficile

Difficile à produire et mal aimé chez nous, les progrès de la fabrication du bleu sont faibles jusqu’au 12è siècle. Le bleu des Egyptiens était fabriqué à base de cuivre, selon une formule que l’on recherche encore, sans succès. Pourtant nombreux sont les colorants :

Origine végétale

Jusqu’à 21 familles de plantes sont source de bleu ; les pétales de thapsia donnent l’ancienne couleur "lucalin", les sucs de violette un azur plus sourd, les fruits de l’héliotrope le bleu de tournesol. Et ainsi de toutes sortes de fleurs : bleuets, myrtilles, érable, iris, pavot, isatis,… qui écrasées, séchées, retrempées et associées à des onguents, à la gomme, à l’alun, donnent la gamme des "pastels" dont la culture devient une branche florissante de l’agriculture au XVIIIè siècle. La guède donne un bleu assez pâle, délavé, peu résistant à la lumière. Un bleu foncé, violet, superbe, s’obtient avec l’indigo, connu depuis le néolithique dans les régions où pousse l’arbuste "indigotier" (Inde, Moyen Orient, Afrique), mais l’importation en fut interdite en Europe pour protéger le pastel des Européens jusqu’en 1737 ! Aujourd’hui le règne du pourrissement végétal a fait place à des compositions carbonées organo-métalliques.


BOITE DE 3 PAPILLONS MORPHO (BRÉSIL, COLOMBIE ET BOLIVIE)
 

Origine minérale

Le bleu azur obtenu à partir de la pierre azurite, très cher et précieux, fut longtemps réservé à la peinture du manteau de la Vierge Marie et des vêtements royaux. Le lapis-lazuli (silicate du groupe des feldspathoïdes, si, si !) est très beau mais aussi cher à produire que l’azurite (ou armenus) provenant d’Arménie : mêlés à des cires et résines, ils ont donné les belles "cendres bleues" déjà connues des Romains, mais instables elles ont souvent viré au vert. Le bleu de smalt, issu d’une pierre noire travaillée et mélangée, a produit le bleu de la verrerie syrienne, des céramiques iraniennes, des mosaïques et porcelaines avant de devenir la couleur préférée de Léonard de Vinci.


PROFONDEUR de André Hervio
Huile sur toile, 2009.

Origine chimique

Les pigments viennent de l’oxyde de fer et du sulfure de mercure. Au XVIIIè siècle un chimiste allemand crée un bleu foncé, le fameux "bleu de Prusse", par hasard en voulant faire… un rouge : ayant mélangé du sulfate de fer avec de la potasse de mauvaise qualité, il obtient un bleu magnifique mais instable à la lumière et destructible par les alcalis ; toutefois son pouvoir colorant est très élevé et il se mélange. Cette invention fera le bonheur des peintres, le bleu de Prusse est moins cher que l’indigo dont on vient de libérer l’importation .. trop tard ! Le bleu de smalt deviendra bleu de cobalt quand un chimiste réussira à fabriquer le pigment à partir du minerai de cobalt en 1802. Le XXè siècle va révolutionner la peinture par la richesse des couleurs et la mise au point de leur conditionnement en tubes, les impressionnistes et des Fauves vont en profiter ; notamment le cobalt et l’outre mer vont dominer les palettes bleues de Gauguin ou de Van Gogh.

Le bleu fait rêver tous les artistes

Chez les anciens

Au XVIIè siècle, les tableaux religieux du catholique puis janséniste Philippe de Champaigne comportent souvent des bleus lumineux, témoins de la lumière du ciel ; comme le belge et catholique Rubens, il montre une palette de couleurs chaude et forte ; alors que le calviniste Rembrandt a une palette plus sobre, avec des bleus effacés

Chez les modernes les couleurs se débrident

Né au début du XXè siècle, Blaue Reiter est-il un mouvement exclusivement dans le bleu ?
Pas du tout, ce groupe fondé par Franz Marc et Kandinsky en 1911 à Munich, s’est appelé Der Blaue Reiter (le cavalier bleu) en référence à leurs deux dadas (!) : les chevaux et cavaliers, et la couleur bleue ! Le bleu y est utilisé abondamment, mais comme les autres couleurs vives, surtout par Marc qui était proche des Fauves, puis par Kandinsky lorsqu’il est passé à l’abstraction.


Franz Marc, Grands Cheveaux Bleus, 1911
(courtoisie Walker Art Center)

Delacroix, très sensible à la correspondance entre les notes et les couleurs, fera l’éloge de la "note bleue" qu’il retrouve dans la musique de Chopin : elle représente pour lui la transmission plastique d’un climat poétique et esthétique. Cette note musicale jouée ou chantée avec un abaissement d’un demi-ton donnera au jazz et au ’blues" toute sa sonorité, sa couleur musicale et donnera son nom au célèbre label de jazz "Blue Note Records".

C’est chez les fondateurs de l’art contemporain que le bleu éclate littéralement

Notamment, le génial et volontiers farceur Yves Klein est en 1957 l’inventeur (puis l’astucieux breveteur en 1960) d’un bleu particulier appelé IKB (International Klein Blue) dont Vikipedia propose une formule (sous toutes réserves). Cet extraordinaire azur, paradoxalement lumineux et sombre, fascinant, Klein l’a d’abord fait vibrer sur des toiles monochromes ; puis il l’a décliné sur quantité d’objets-sculptures (mappemondes, Vénus de Milo…), que vous pouvez admirer au MAMAC de Nice, sa ville natale, ou au Centre Pompidou. Faites clic mais… Rassurez-vous, votre ordinateur n’a pas planté !

Même la déclaration du mouvement des Nouveaux Réalistes, auquel Klein a appartenu comme cofondateur, a été écrite à la craie, principalement sur papier bleu (en 7 exemplaires, et une sur papier rose, une sur papier doré, les autres couleurs fétiches de Yves Klein).


une des déclarations manuscrites du groupe des NR
(sous réserve accord attendu des ayants-droit de Klein)

Les artistes actuels...

...utilisent le bleu dans le même esprit de bonheur, comme ce Vitrail de Adami à la cathédrale de Chartres qui irradie à la tombée de la nuit, cette fresque d’Alechinsky qui illumine l’arrivée au quartier Mouffetard, cette aquarelle de Philippe Cognée qui traduit la vibration de la Médina dans le crépuscule silencieux, ou enfin cette mystérieuse diapo printée de Vassiliev, toutes œuvres visibles ici sur cette page.

Une riche symbolique

Comme elle est très contrastée, il faut différencier avant et après le XIIè siècle :

- Avant, cette couleur ne jouait aucun rôle dans la vie sociale ou religieuse ; elle avait même mauvaise réputation : avoir les yeux bleus rendait les hommes ridicules et témoignait des mœurs légères des femmes
- Après, le bleu fut un enjeu religieux et royal : l’abbé Suger, homme de science, pense que la couleur est lumière donc relève du divin ; quand il fit reconstruire l’abbatiale de Saint Denis en 1140 avec des couleurs partout, il n’oublia pas le bleu.

Symbole religieux

Un changement profond dans la symbolique religieuse s’étend entre le XII et XIIIè siècle, faisant apparaître le Dieu des Chrétiens comme dieu de lumière qui vient du ciel ; alors les trois couleurs traditionnelles (blanc, rouge, noir) vont s’enrichir d’une quatrième, qui va connaître une reconnaissance spectaculaire en devenant la couleur "qui dissipe les ténèbres". Le Bleu devient un phénomène de société qui va diviser les hommes d’Eglise et bouleverser la symbolique de cette couleur. Les ciels se peignent d’un bleu qui se répand sur les vitraux et les œuvres d’art. La Vierge Marie se rhabille de bleu (elle était jusque-là en sombre, pleurant le deuil de son fils martyr) et bien entendu le Roi de France aussi : Philippe Auguste et Saint Louis les premiers, alors qu’avant eux c’était inconcevable : il nous en reste la couleur "bleu-roi" ! Les Seigneurs s’y mettent et le bleu devient une mode aristocratique. La vague moraliste en fin du Moyen Âge qui va provoquer la Réforme, n’entamera pas la carrière du bleu puisque les réformateurs le conservent dans la palette des couleurs "dignes" avec le blanc, le noir, le gris, le brun (quelle gaieté !).

Symbole économique

Le bleu alors se diffuse dans le vêtement aussi bien féminin que masculin dans toute l’Europe protestante avec ses conséquences économiques : on ne peut plus se passer du bleu céleste et limpide… et l’on fera une guerre sans merci à la couleur rouge, qui ruinera ses fabricants ! La guède, mi-herbe mi-arbuste, colorant bleu artisanal, voit sa demande exploser ; la culture de ces boules appelées "coques" devient industrielle et fait la fortune de régions telles que la Thuringe, la Toscane, la Picardie, le Toulousain, d’où l’expression pays de "cocagne" ! On dit que 80% de la cathédrale d’Amiens (XIIIè) ont été payé par les marchands de guède. C’est seulement la libéralisation de l’importation de l’indigo au XVIIIè siècle qui bouleversera ces régions, en faisant la fortune des marchands et des ports tels que Bordeaux.


L'AUTRE RACE d'Andrée Pollier
Huile sur toile, 1987. 2 400€

Symbole politique

En France, le bleu fut la couleur naturelle (liberté !) des Républicains qui s’oppose au blanc des Monarchistes, au noir du parti Clérical, et au rouge des Révolutionnaires. Après la première guerre mondiale il est devenu conservateur, il nous en reste le bleu horizon de la gendarmerie et de la police. Le bleu, consensuel par essence, fait l’unanimité comme symbole de consensus et paix : il devient la couleur des organismes internationaux : Unesco, ONU (les Casques Bleus), Union Européenne

Symbole de distinction

D’aura divine ou royale, nous sont restés ces symboles du mérite : carton bleu, ruban bleu… Chez vous, qui est le cordon bleu ?

Symbole de naïveté

Gare à vous si vous n’y voyez que "que du bleu"...la tromperie n’est pas loin. Être dans le bleu, par référence à l’azur du ciel, c’est rester dans l’irréel, dans les nuages dans le flou ou dans l’ignorance. Quant au familier "les bleus" il désigne les débutants ou la jeune recrue (la bleusaille car les jeunes des classes populaires arrivaient habillés de blouses bleues) et, par extension, le jeune recruté en entreprise ("un bleu") ; dans les usines canadiennes on désigne les ouvriers habillés de bleu par "cols bleus" par opposition aux "cols blancs" ; ce bleu de travail, de grosse toile teintée à l’indigo bon marché, s’est décliné aujourd’hui en Jeans, symbole populaire devenu l’uniforme de tous donc de personne, on est très loin du symbole royal !


BLEU ! ABSTRACTION d'Edgar Stoebel
Huile sur bois.

Le saviez-vous ?

Le bleu est universel dans la teinture des vêtements de travail, pourquoi ? Cette couleur est censée protéger des insectes. Aujourd’hui encore, l’indigo est utilisé dans la peinture des maisons en Inde, notamment à Jodhpur ou le Maharadjah a fait peindre la ville en bleu au 15è siècle et la tradition perdure...c’est superbe !

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