1. Comment Ambroise Vollard a eu l’idée de la Suite
1.1 Qui est Ambroise Vollard ?
Ambroise Vollard est né en 1866. C'est un des plus célèbres marchands d'art, galeriste et éditeur d'art du XXème siècle. Lorsque, tout jeune homme, il fait ses études de droit à Paris, il se passionne pour la peinture d'avant-garde. Il décide de tout abandonner pour défendre les artistes en train d'inventer la peinture moderne. Il se bat pour imposer Matisse et Picasso, expose Gauguin, découvre Maurice de Vlaminck. Il est aussi un remarquable éditeur d'art et commande des lithographies à Bonnard, Sysley ou encore Ker-Xavier Roussel. C’est chez lui que les grands collectionneurs d'art étrangers comme Chtchoukine ou Barnes viennent entre autres bâtir leurs collections. Il meurt à la veille de la deuxième guerre mondiale.
1.2 Dans l'atelier de Picasso
Ambroise Vollard aime visiter les ateliers des artistes dont il s’occupe. Il aime l‘ambiance de l’art en train de se faire. Génial précurseur, il voit d'ailleurs souvent tout ce qu'il y a de nouveau dans une œuvre. Son regard aigu repère tout de suite ce que le peintre, trop concentré sur son travail, ne perçoit pas encore. C'est ainsi que, au milieu des années vingt, Vollard entre dans l’atelier de Picasso, comme ça, juste pour voir. Son regard est attiré par une pile de papiers couverts de dessins au trait que Picasso avait jetée dans un coin. Vollard ramasse un dessin, puis l'autre. Conquis, il interroge l’artiste.
- Çà ? fait Picasso. Mais ce sont des broutilles. J’ai relu le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, et cela m’a inspiré ces gribouillis. C'est sans aucun intérêt. D'ailleurs, j'allais m'en débarrasser.
Vollard saisit l'occasion au vol.
- Vous savez que cela me plaît beaucoup ? Illustrer le livre de Balzac en gravures dans ce style, cela vous dirait ? demande-t-il.
Picasso accepte et se lance dans le travail. Il pratique encore seulement la gravure sur bois et commence à retranscrire certains de ses dessins avec cette technique. Le hasard lui fait alors découvrir un atelier de taille-douce, celui de Roger Lacourière. Tout change pour l'artiste. Il se passionne pour cette nouvelle technique, à la fois riche et épurée. Picasso s’initie à l’eau-forte et ajoute 13 eaux-fortes aux 67 gravures sur bois qu’il livre à Vollard en 1931 pour l’illustration du Chef-d’œuvre inconnu.
Lorsque Picasso lui montre la nouvelle direction que son travail vient de prendre, Vollard est enthousiasmé. La nouveauté, la force de la réalisation le transportent. Le marchand est bouleversé par la limpidité du trait de Picasso.
- Je vous commande 100 eaux-fortes de ce type, dit-il à l’artiste. Sur les sujets que vous voulez.
Picasso est difficile à convaincre. Il a d’autres projets en vue : il s’est remis à la sculpture, il a une nouvelle maîtresse, il a déjà promis à Albert Skira d’illustrer à l’eau-forte les Métamorphoses d’Ovide… L’évocation du nom de Skira renforce la résolution de Vollard.
- En échange, je vous donne ces deux tableaux dont vous rêvez, fait Vollard. Le Renoir et puis cet autre, le Monet ou le Cézanne, dites-moi lequel…
- Et il vous les faut pour quand, ces 100 eaux-fortes ? bougonne Picasso dont l’œil s’est allumé à la mention des tableaux.
- Prenez votre temps, dit Vollard, trop content d'avoir arraché son accord à Picasso.
Picasso a pris son temps. Ce n’est que cinq ans plus tard, en 1937 qu’il livre à Vollard les trois dernières planches de la série. Depuis plus d'un an, il tardait à trouver un sujet d'inspiration pour compléter la commande. Tout d'un coup, l'idée lui vint de faire le portrait de son marchand.
Ce sont ces planches, ces trois portraits du marchand de tableau exécutés en trois techniques différentes, qui donnèrent son nom à la fameuse suite que l'on appelle depuis « Suite Vollard ».
2. Comment Picasso travaille sur le projet
2.1. Chez Lacourière
Entre le graveur Lacourière et Picasso, s’est forgée une amitié profonde datant de 1930. Lors d’une de ses pérégrinations à Montmartre, Picasso est attiré par un atelier nouvellement installé. Derrière les presses s’agitent les graveurs. Picasso observe de la rue cette activité qui le fascine. Puis il n’y tient plus et pousse la porte. C’est à ce moment qu’il rentre dans l’univers de la gravure à l’eau-forte sur cuivre, qu’on appelle aussi taille-douce. L’artiste n’a pas un sou, mais il est fasciné par l’apprentissage de nouvelles techniques. Il travaille en ce moment en gravant sur bois pour une commande de Vollard mais reste bloqué. Il cherche quelque chose de nouveau. Il désire apprendre. Roger Lacourière est un pédagogue dans l’âme. Pour lui, initier un jeune artiste, c’est ce qui peut lui arriver de plus beau.
Lacourière accepte d’enseigner à Picasso les premiers rudiments techniques, et laisse à sa disposition l’atelier la nuit, pour qu’il puisse s’exercer. Picasso regarde travailler les graveurs le jour et dès que tout le monde est parti se lance dans la difficile tâche de tout débutant graveur : dompter la plaque de cuivre. Pour cet artiste qui aime tout savoir, tout contrôler, il n’est pas question de laisser qui que ce soit transposer ses dessins sur le cuivre. Il faut qu’il maîtrise lui-même toutes les techniques. Il commence par la pointe-sèche puis passe au burin, s’essaye au grattoir, puis Lacourière lui enseigne les secrets de l’aquatinte au sucre. Il fallait, paraît-il, entendre Roger Lacourière raconter comment Picasso partait dans de colères folles.
- Lorsqu’il ne parvenait pas au résultat escompté, disait Lacourière, Picasso hurlait de rage. Il donnait des coups de pied aux presses, jetait l’encre sur le sol !
Au matin, Picasso laissait l’atelier dans un état de désordre indescriptible, les presses maculées d’encre, les essais rejetés chiffonnés en boule sur le sol.
- Les graveurs, se souvenait Lacourière, étaient révoltés contre ce manque de respect pour leur outil de travail. Ils ont fini par me menacer de ne plus revenir travailler.
Heureusement, la notoriété de Picasso grandit, il remporte le Prix Carnegie et il s'achète une retraite à la campagne, le château de Boisgeloup. Picasso éloigné, la paix revient dans l'atelier Lacourière.
2.2 À Boisgeloup
Pour matérialiser son accord verbal avec Vollard, Picasso lui livre 11 eaux-fortes qu’il a créées chez Lacourière. Puis il se crée un espace de travail rêvé dans le château de Boisgeloup acheté début 1933. Le château de Boisgeloup représente un souffle nouveau pour Picasso. Il y a installé un immense atelier de sculpture. Surtout, Picasso travaille la taille-douce dans un local enfin digne de ce nom. Finie, la petite pièce dérobée du "grenier à Barrault" rue des Grands Augustins, où l'on avait à peine la place de manœuvrer la presse à bras de Louis Fort. À Boisgeloup, cette presse légendaire a enfin trouvé sa place. C'est que cette presse a tout une histoire. Picasso l'adore. Elle avait appartenu à Louis Fort, ce merveilleux graveur avait effectué les impressions des Métamorphoses d’Ovide pour Skira. Lorsque Fort, prenant sa retraite avait dû se séparer de son superbe outil de travail, ce n'est qu'à Picasso qu'il avait accepté de la céder. Maintenant Picasso y tire tous ses essais de la Suite.
Dans cette retraite au cœur de la nature, Picasso s’est installé avec Marie-Thérèse Walter, une jeune femme qui lui a fait oublier son épouse Olga. Il y vit des moments exaltés, entre la force de son amour nouveau, son retour à la sculpture et son approfondissement de l’art de la gravure. Pour la Suite, il s’inspire du sculpteur dans son atelier, et termine la quasi-totalité des gravures commandées. Mais le divorce d’avec Olga en 1935 interrompt cet élan créateur. Picasso laisse Boisgeloup à sa femme et le quitte pour n’y plus revenir. Pendant toute cette année 1935, Picasso délaisse la Suite et ne livre aucune gravure.
Cette perte d’un lieu fétiche change la tonalité du petit nombre de gravures livrées en 1936. Plus sombres, plus tourmentées, elles sont aussi plus intenses. Le Faune dévoilant une dormeuse, terminé en juin 1936, est un sommet de l'art de la gravure. En 1937, 97 gravures ont été livrées. Dans un dernier effort, Picasso achève la Suite en exécutant les trois portraits d’Ambroise Vollard. Les derniers essais s’effectuent à la satisfaction de Picasso et l’artiste donne son bon à tirer. L’impression de la Suite peut enfin avoir lieu. Fin 1938, Lacourière imprime trois tirages de la Suite Vollard sur parchemin. Picasso les signe à droite à l'encre rouge et les numérote "3" à la main à gauche, également à l'encre rouge. Il ne reste plus qu'à tirer les épreuves sur grand et petit papier.
Vollard, étonnamment, prend alors son temps. Ce n’est qu’en juin 1939 que Lacourière effectue le tirage définitif de la Suite. Lacourière, sur les ordres de Vollard, tire 31000 gravures, soit 310 jeux de 100 gravures. Pour quelles raisons Vollard, toujours à court d’argent, a-t-il tant attendu ? Est-ce parce qu’il a entre-temps conçu d’autres projets pour la Suite ? Est-ce parce qu'il a enfin convaincu Suares d'éditer chez lui Minos et Pasiphae et qu'il a promis à l'auteur les illustrations de Picasso ? Est-ce parce qu’il redoute la réaction de Picasso devant ce changement de cap inattendu ? Nul ne sait.
3. Comment Ambroise Vollard décide de tromper Picasso sur le tirage définitif
Nous sommes en juin 1939. Lacourière vient d’effectuer le tirage de l’ensemble de la suite Vollard et Picasso commence à signer les planches. Il débute par les épreuves à grandes marges. Il les signe à l’encre rouge et les marque du chiffre 15 à gauche. 15 pour le nombre de tirages à grande marge auquel Vollard avait promis de limiter l’édition.
Tout à coup, après avoir paraphé la dixième épreuve, Picasso s’arrête de signer et rentre dans une de ses célèbres colères.
- Cela ne se passera pas comme cela, hurle-t-il. C’est intolérable !
Furieux, il va trouver son marchand et une scène violente se déroule entre lui et Vollard. Picasso est intraitable. Tant que Vollard n’acceptera pas ses exigences, l’artiste ne signera plus aucune œuvre. Que s’est-il passé ? Il n’y a pas de traces écrites de ce qui s’est produit mais en étudiant les différents témoignages et les travaux des historiens d’art, on peut reconstituer dans les grandes lignes les raisons de la brouille entre Picasso et Vollard.
Lorsque Vollard et Picasso avaient discuté de la commande définitive, Picasso avait bien spécifié que l’accord ne valait que pour un tirage spécifique. Toute augmentation de tirage devait être mentionnée par Vollard à l’artiste et faire l’objet d’une rémunération en conséquence. L'édition convenue entre Picasso et Vollard ne devait comporter qu’un petit nombre de tirages, 68 en tout. Picasso avait donné son accord verbal à Vollard pour une édition de luxe comportant trois tirages sur parchemin et quinze tirages sur papier de grand format avec des marges larges. Une édition moins ambitieuse devait comporter 50 tirages sur papier de plus petit format, à marges étroites. Seulement, tout s’était fait par oral et aucun contrat écrit n’avait été passé. Vollard ne se sentait pas juridiquement obligé de respecter ces termes.
En étudiant les commandes de papier faites par Vollard, on comprend les raisons de la colère de Picasso. Concernant la qualité du papier, Vollard avait vraiment bien fait les choses. Il avait commandé aux papeteries Canson le papier conçu spécialement par le peintre Gaspard Maillol, un papier à la cuve nommé papier Montval, connu pour ses qualités de restitution des noirs. Il avait demandé le filigrane de la maison Canson pour les grands formats, c’est-à-dire le filigrane Montgolfier. Pour les petits formats, le filigrane était celui dessiné par Gaspard Maillol, avec l’inscription Montval en rond et les initiales soit de Picasso, soit de Vollard lui-même. Mais il y avait un petit hiatus concernant les quantités. Vollard avait demandé 50 lots de 100 papiers pour les grands formats, et non les quinze annoncés à Picasso. Quant aux petits formats, il avait été encore plus gourmand. Au lieu des 50 lots de l’accord, Vollard était passé carrément à 250, triplant la quantité initiale convenue, sans bien sûr en informer Picasso. (Pour être tout à fait exact, il fallait ajouter à cela les 10 lots de petits papiers destinés à être donnés aux collaborateurs du projet, mais non commercialisables, ils n'intéressaient pas la rémunération de Picasso). En résumé, Picasso avait donné son accord verbal pour que soient tirées 6800 épreuves, soit 68 jeux de 100 gravures. Et Vollard propose à l'artiste, sans l'avertir au préalable, de signer 31000 gravures, soit 310 jeux de 100 gravures.
Qu'est-ce que Vollard avait donc projeté ? Espérait-il que Picasso ne remarquerait rien. Pensait-il que l’artiste n’oserait pas protester ? Se disait-il qu'après une gigantesque colère, Picasso finirait par se laisser faire, moyennant une compensation financière raisonnable ? Personne ne le saura jamais. En effet, le 22 juillet 1939, à peine un mois après la grande altercation entre Vollard et Picasso, survient un évènement qui menace de faire sombrer la suite dans un oubli définitif : la mort subite de Vollard. Et le 1er septembre 1939 commence la deuxième Guerre Mondiale. Si un étonnant et ambitieux Baron, passionné de gravures, n'était pas alors intervenu, c'en était fini de la Suite Vollard.
Découvrez le reste du parcours de la Suite Vollard dans notre deuxième article : La mise en vente acrobatique de la Suite Vollard.