Canaux sillonnés de gondoles, échappées romantiques, palazzi aux marbres chatoyants, laissez-vous emporter par les charmes de Venise. Au-delà de cette vision romanesque, découvrez aussi une Venise plus authentique : travailleuse, grise sous l’orage ou arpentée par les pieds nus des enfants vagabonds.

Notre sélection de tableaux s’étend de 1835 aux années 1980. Au regard de chaque tableau, dégustez les extraits littéraires et musicaux (cliquez sur les liens) que nous avons choisis pour mettre en valeur chaque œuvre.

À Venise

Tout s'élargit. Le soir qui tombe est magnifique
Et vaste. Comme un Doge amoureux de la mer,
Parmi l'effeuillement des roses, la musique
Des luths, l'or qui flamboie ainsi qu'un rouge éclair,
Moi, j'irai, dominant le cortège mystique,
Et, somptueusement, j'épouserai la mer.


Rénée Vivien (Évocations)

Sur les Lagunes

« Tra la, tra la, la, la, la laire !
Qui ne connaît pas ce motif ?
À nos mamans il a su plaire,
Tendre et gai, moqueur et plaintif:

L'air du Carnaval de Venise,
Sur les canaux jadis chanté
Et qu'un soupir de folle brise
Dans le ballet a transporté !

Il me semble, quand on le joue,
Voir glisser dans son bleu sillon
Une gondole avec sa proue
Faite en manche de violon.

Sur une gamme chromatique,
Le sein de perles ruisselant,
La Vénus de l'Adriatique
Sort de l'eau son corps rose et blanc.

Les dômes, sur l'azur des ondes
Suivant la phrase au pur contour,
S'enflent comme des gorges rondes
Que soulève un soupir d'amour.

L'esquif aborde et me dépose,
Jetant son amarre au pilier,
Devant une façade rose,
Sur le marbre d'un escalier.

Avec ses palais, ses gondoles,
Ses mascarades sur la mer,
Ses doux chagrins, ses gaîtés folles,
Tout Venise vit dans cet air.

Une frêle corde qui vibre
Refait sur un pizzicato,
Comme autrefois joyeuse et libre,
La ville de Canaletto ! »

Théophile Gautier - Émaux et Camées

De quel royal éclat tu brillais Ô Venise !
Au temps où te peignais Paul Véronèse, assise
Sur un velours d’azur, tenant un sceptre d’or !

Seul au Pont des Soupirs, un poète à cette heure
Penché vers ta beauté, rêve contemple et pleure
-Hélas ! jamais les pleurs n’ont réveillé la mort.


August von Platen, 1796-1835, Venise, trad. N. Martin

« La soirée est devenue charmante ; la nuit je me suis promené sur le quai. La mer s’étendait unie ; les étoiles se mêlaient aux feux épars des barques et des vaisseaux ancrés çà et là. Les cafés étaient remplis ; mais on ne voyait ni Polichinelles, ni Grecs, ni Barbaresques : tout finit. Une madone, fort éclairée au passage d’un pont, attirait la foule : de jeunes filles à genoux disaient dévotement leurs patenôtres ; de la main droite elles faisaient le signe de la croix, de la main gauche elles arrêtaient les passants. Rentré à mon auberge, je me suis couché au chant des gondoliers stationnés sous mes fenêtres. »

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Partie 3, Livre 39, Chapitre 5

Carnaval

Venise pour le bal s'habille.
De paillettes tout étoilé,
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé.

Arlequin, nègre par son masque,
Serpent par ses mille couleurs,
Rosse d'une note fantasque
Cassandre son souffre-douleurs.

Battant de l'aile avec sa manche
Comme un pingouin sur un écueil,
Le blanc Pierrot, par une blanche,
Passe la tête et cligne l'oeil. (...)

Sur une cadence se glisse
Un domino ne laissant voir
Qu'un malin regard en coulisse
Aux paupières de satin noir.

Ah! fine barbe de dentelle,
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m'a dit : C'est elle !
Malgré tes réseaux, j'en suis sûr,

Et j'ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l'affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton. »

Théophile Gautier - Émaux et Camées

Venise

Gondolier ! à Venise. — O ville enchanteresse !
Enfin je t’aperçois : Venise, une déesse
A d’un coup de baguette élevé sur les mers
Tes châteaux élégants, ton magique univers !
Au détroit de Sicile, on prétend que Morgane,
Déroulant tout à coup sa cité diaphane,
Y sème de ses dons le vaporeux trésor,
Sur un sol transparent jette des temples d’or ;
Puis, de leur toit vermeil dissipe le prodige :
Mais toi, réalisant ce merveilleux prestige,
Tu montres tous les jours, comme dans leurs berceaux,
Tes palais endormis sur l’abîme des eaux.
Quel amant de tes nuits n’a béni le silence,
De tes chemins flottants la discrète indolence ?
Qu’on me verra de fois errant sur tes canaux,
Au doux bruit de la rame, au chant des boléros,
Dans la barque rêveuse où joûra ma paresse,
Bercer sous mes baisers l’amour d’une maîtresse !

Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857)

Soir Vénitien

Tout est beau, tout est pur, tout est doux, tout est tendre,
De tout ce qu'alentour je vois
Et, dans l'air qui l'accueille, il est charmant d'entendre
L'écho d'un pas ou d'une voix...(...)

Le beau jour écoulé revit en ma mémoire
De son matin rose et vermeil
Jusqu'à l'heure où s'allonge en l'eau que le ciel moire
Le long cyprès d'or du soleil;

Je revois le canal, la lagune, les îles,
Les algues brodant les pali
Et les pigeons nouant autour des campaniles
Leur vol, couronne de midi.

J'entre en quelque palais, je sors de quelque église,
Ma gondole est là, son fer droit;
Et, durant tout un jour, j'ai eu toute Venise,
Venise tout entière à moi.

Et cependant, ce soir, alors que je résume
Ce beau jour qui vient de finir
Pourquoi se mêle-t-il soudain tant d'amertume
Au bonheur de son souvenir ?

Pourquoi donc ce sanglot ? Ces larmes, que sont-elles?
Ce soupir et cette pâleur ?
Ah! c'est qu'auprès de moi je te sens qui m'appelles,
Ma Tristesse blessée au cœur !

Henri de Régnier (Vestigia Flammae)

Venise

Dans Venise la rouge,
Pas un bateau ne bouge,
Pas un pêcheur dans l’eau,
Pas un falot.

Seul, assis à la grève,
Le grand lion soulève,
Sur l’horizon serein,
Son pied d’airain.

Autour de lui, par groupes,
Navires et chaloupes,
Pareils à des hérons
Couchés en rond,

Dorment sur l’eau qui fume
Et croisent dans la brume
En légers tourbillons
Leurs pavillons.

Et les palais antiques
Et les graves portiques
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,

Et les ponts et les rues,
Et les mornes statues,
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes
Aux longues hallebardes
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux

Alfred de Musset

Les petits enfants.

Tout dans l'immuable nature
Est miracle aux petits enfants ;
Ils naissent, et leur âme obscure
Éclôt dans des enchantements.
Le reflet de cette magie
Donne à leur regard un rayon.
Déjà la belle Illusion
Excite leur frêle énergie.
L'inconnu, l'inconnu divin,
Les baigne comme une eau profonde ;
On les presse, on leur parle en vain,
Ils habitent un autre monde ;
Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts,
S'emplissent de rêves étranges.
Oh ! qu'ils sont beaux, ces petits anges
Perdus dans l'antique univers.
Leur tête légère et ravie
Songe tandis que nous pensons ;
Ils font de frissons en frissons
La découverte de la vie.

Anatole France - Le livre de mon ami (1885)

La messe de l'aurore à Venise

Des femmes de Venise, au lever du soleil,
Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase ;
Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.

— Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,
Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
Qui, pour Arous adorer, désertent ce matin
Les ronds paniers de fruits étages sous les tentes ?

Si leur cœur délicat souffre de volupté,
Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,
Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,
Rêvent du frais torrent des baisers délectables,

Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu ?
Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,
Et pensent que l'éclat allongé de vos yeux
Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.

— Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous,
Quel que soit le désir "qui les brûle et les ploie,
Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,
Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie...

Anna de Noailles

Le rêve et la vie

Comme il est loin le temps des Mille et une Nuits !
— Prends garde, mon enfant, tes marrons sont trop cuits.

J’aurais eu, n’est-ce pas, de grands airs en Sultane ?
— Avant de te coucher, n’oublie pas ma tisane.

Et puis Venise, avec le cri des gondoliers !
— À propos, n’a-t-on pas rapporté mes souliers ?

Un poète m’a dit qu’il était une étoile…
— Ferme la porte et mets du charbon dans le poêle.

Jean de la Ville Mirmont

Invitation

Mon cœur est un beau lac solitaire qui tremble,
Hanté d'oiseaux furtifs et de rameaux frôleurs,
Où le vol argenté des sylphes bleus s'assemble
En un soir diaphane où défaillent des fleurs.

La lune y fait rêver ses pâleurs infinies ;
L'aurore en son cristal baigne ses pieds rosés ;
Et sur ses bords, en d'éternelles harmonies,
Soupire l'orgue des grands joncs inapaisés.

Un temple est au milieu, tout en colonnes blanches,
Éclos dans les tiédeurs secrètes du jasmin ;
Des ramiers bleu-de-ciel s'aiment parmi les branches...
Laquelle se mettra la première en chemin ? (...)

Les gondoles sont là, fragiles et cambrées
Sur l'eau dormeuse et sourde aux enlacis mourants,
Les gondoles qui font, de roses encombrées,
Pleurer leurs rames d'or sur les flots odorants.

Les nefs d'amour, avec leurs velours de simarres,
Captives en tourment, se meurent sur les eaux...
Oh ! quels doigts fins viendront dénouer les amarres,
Un soir, parmi la chevelure des roseaux ?

Laquelle s'en viendra, quand sonneront les heures,
Voguer, pâle de lune et perdue en un ciel ?
Laquelle au doux sanglot des musiques mineures
Taira dans un baiser le mot essentiel ?

Laquelle — Cydalise ou Linda — que t'en semble,
Te laissera l'aimer, le front sur ses genoux ?
Qu'importe... l'âme est triste et leurs baisers sont doux...
Mon cœur est un beau lac solitaire qui tremble,

Ô les Belles, embarquez-vous !

Albert Samain (1858-1900). Au jardin de l'infante (1893).

« À Venise, on est difficilement malheureux et facilement heureux. (…) D’année en année, j’y ai accumulé tant de souvenirs ! Souvenirs tristes, souvenirs très doux... Décidément, je suis atteint de folie vénitienne. [...](…)Venise est une sorte de labyrinthe, où les chagrins ont plus de peine à vous trouver. Tout ne vous y arrive qu’en reflets, en échos. Chaque journée est un peu comme une fin de vie. [...] Plus je la connais, plus Venise contente mon goût pour le silence, la couleur, la lumière. »

Henri de Régnier Chroniques vénitiennes

« La gondole suivait les petits canaux; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine d’un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route. »

Marcel Proust, Albertine disparue, Paris : Grasset, 1987

« Cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards. »

Marcel Proust, Albertine disparue, Paris : Grasset, 1987

Venise

Frappe de la Brenta l'onde silencieuse,
Pilote insouciant de ma nef voyageuse!....
Déjà de pourpre et d'or inondant un ciel pur,
Le soleil va toucher la rive vaporeuse,
Et ceint d'une couronne immense et radieuse
L'Adriatique au front d'azur.`

Les flots se presseront sous tes rames légères,
Gondolier!... chante-moi, joyeux fils de tes pères,
La vive barcarolle écho de leurs amours,
Tandis que sur ces flots mollement balancée
Moi, j'irai rappelant, dans ma vague pensée,
Ces noms, gloire des anciens jours.

Chante! chante!., ta voix peut évoquer encore
Ces rêves du passé que le présent implore,
Dont ma nuit sans sommeil se peupla tant de fois!..
Ainsi les derniers sons des joyeuses volées
Vont réveiller au sein des lointaines vallées
L'écho longtemps muet des bois.

Chante! et cette fierté qu'un autre siècle envie,
Dix siècles rayonnans de gloire et de génie
Reprendront à ta voix leur éclat effacé;
Souvent, pour enchanter ou désoler la vie,
Des souvenirs ainsi la chaîne se délie :
Un son fait rêver le passé.

Jeanne Bergon, Comtesse du Pont de l'Étang, 1834.

Mascarades

C'est bien que les puissants et délicats palais sarrasins, lombards, gothiques,
reçoivent sur leurs marches déjointes l'eau que chasse en glissant notre barque;
C’est bien qu'aux deux rives leurs façades perpétuent
la galerie du rez-de-chaussée,
la loge du premier étage,
les gracieuses fenêtres en guipure de pierre
et les marbres de couleur.

Théodore de Banville (1823-1891).

« A Venise (...) l'amour et ses mille liens, une douce occupation des joies réelles, prend et enveloppe le temps. »

Honoré de Balzac, Massimilla Doni

« Mets ta ceinture, et plaque

Sur le velours d'un claque

Les rubans querelleurs

Jonchés de fleurs! »

Théodore de Banville, Odes Funambulesques, 1846

« Venise est une ville si extraordinaire qu’il n’est pas possible de s’en former une juste idée sans l’avoir vue. Les cartes, les plans, les modèles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. Toutes les villes du monde se ressemblent plus ou moins : celle-ci ne ressemble à aucune ; chaque fois que je l’ai revue, après de longues absences, c’était une nouvelle surprise pour moi ; à mesure que mon âge avançait, que mes connaissances augmentaient, et que j’avais des comparaisons à faire, j’y découvrais des singularités nouvelles et de nouvelles beautés. »

Carlo Goldoni, Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, éditions Mercure de France

Venise

(...)Puis, un plus doux tableau vient reposer mes yeux :

La place de Saint-Marc éclate en cris joyeux ;

Cent groupes variés, que le plaisir appelle,

S’élancent !... On se presse, on se heurte, on se mêle ;

Le masque, protecteur des discrètes amours,

Oppose à l’œil jaloux son rempart de velours.

Que de propos galants, de tendres causeries,

Courent sous les arceaux des longues galeries

De bruit et de mystère assemblage confus,

Où les vœux, les serments, — quelquefois un refus,

Se croisent, et, frappant l’écho qui les renvoie,

Peuplent ces lieux d’amour, de folie et de joie !

Jacques-François Ancelot (1794-1864)