Paul Verlaine publie Fêtes galantes en 1869. Ce recueil de 22 poèmes dépeint des scènes amoureuses entre Colombines, Arlequins ou jeunes étudiants. Pleins de charme et de gaieté avec parfois une pointe de mélancolie, ces poèmes retracent les émotions délicates que procure l’exercice de la séduction. On ressort de leur lecture légèrement grisé-e, oscillant dans une délicieuse ambiguïté entre l’exaltation amoureuse et la nostalgie des amours passées. Pour illustrer chaque poème, nous avons choisi des tableaux qui font écho à l’ambiance émotionnelle esquissée par Verlaine.

Les Fêtes galantes émergent en tant que genre artistique au XVIIIème grâce à Antoine Watteau et à la formidable popularité des joyeuses agapes champêtres qu’il dépeint. Les artistes continuent au fil des siècles à décliner ce genre. En 1869, Paul Verlaine s’approprie le sujet et les 22 poèmes de son recueil « Fêtes galantes » célèbrent les joies parfois douces-amères et les agitations de l’émotion amoureuse.



Théodore de Banville dans le journal Le National le 19 avril 1869 écrit :

«  (…) Emportez avec vous les Fêtes galantes de Paul Verlaine, et ce petit livre de magicien vous rendra suave, harmonieux et délicieusement triste, tout le monde idéal et enchanté du divin maître des comédies amoureuses, du grand et sublime Watteau. »

Clair de lune

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Pantomime

Pierrot, qui n'a rien d'un Clitandre,
Vide un flacon sans plus attendre,
Et, pratique, entame un pâté.

Cassandre, au fond de l'avenue,
Verse une larme méconnue
Sur son neveu déshérité.

Ce faquin d'Arlequin combine
L'enlèvement de Colombine
Et Pirouette quatre fois.

Colombine rêve, surprise
De sentir un cœur dans la brise
Et d'entendre en son cœur des voix.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Sur l'herbe

- L'abbé divague. - Et toi, marquis,
Tu mets de travers ta perruque.
- Ce vieux vin de Chypre est exquis
Moins, Camargo, que votre nuque.

- Ma flamme... - Do, mi, sol, la, si.
L'abbé, ta noirceur se dévoile!
- Que je meure, Mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile !

- Je voudrais être petit chien !
- Embrassons nos bergères l'une
Après l'autre. - Messieurs, eh bien ?
- Do, mi, sol. - Hé! bonsoir, la Lune !

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

L’allée 

Fardée et peinte comme au temps des bergeries,
Frêle parmi les nœuds énormes de rubans,
Elle passe, sous les ramures assombries,
Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs,
Avec mille façons et mille afféteries
Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries.
Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail
Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues
S'égaie en des sujets érotiques, si vagues
Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail.
- Blonde en somme. Le nez mignon avec la bouche
Incarnadine, grasse et divine d'orgueil
Inconscient. - D'ailleurs, plus fine que la mouche
Qui ravive l'éclat un peu niais de l'œil.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

À la promenade

Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers, avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.

Et le vent doux ride l'humble bassin.
Et la lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Cœurs tendres, mais affranchis du serment.
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes,

De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet, qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est

Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec.
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Dans la grotte

Là! Je me tue à vos genoux !
Car ma détresse est infinie,
Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie
Est une agnelle au prix de vous.

Oui, céans, cruelle Clymène,
Ce glaive qui, dans maints combats,
Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas,
Va finir ma vie et ma peine!
Ai-je même besoin de lui
Pour descendre aux Champs-Élysées ?
Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées
Mon coeur, dès que votre oeil m'eut lui ?

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Les ingénus

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
Interceptés ! - et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c'étaient des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d'automne
Les belles, se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s'étonne

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Les coquillages

Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité.

L'un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs
Quand je brûle et que tu t'enflammes;

Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m'en veux de mes yeux moqueurs;

Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse;

Mais un, entre autres, me troubla.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

En patinant

Nous fûmes dupes, vous et moi,
De manigances mutuelles,
Madame, à cause de l'émoi
Dont l'Été férut nos cervelles.
(…)

Ce fut le, temps, sous de clairs ciels,
(Vous en souvenez-vous, Madame?)
Des baisers superficiels
Et des sentiments à fleur d'âme.

Exempts de folles passions,
Pleins d'une bienveillance amène,
Comme tous deux nous jouissions
Sans enthousiasme - et sans peine !
(…)
Or, c'est l'Hiver, Madame, et nos
Parieurs tremblent pour leur bourse,
Et déjà les autres traîneaux
Osent nous disputer la course.

Les deux mains dans votre manchon,
Tenez-vous bien sur la banquette
Et filons! - et bientôt Fanchon
Nous fleurira - quoi qu'on caquette !

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Fantoches

Scaramouche et Pulcinella
Qu'un mauvais dessein rassembla
Gesticulent, noirs sur la lune.

Cependant l'excellent docteur
Bolonais cueille avec lenteur
Des simples parmi l'herbe brune.

Lors sa fille, piquant minois,
Sous la charmille, en tapinois,
Se glisse demi-nue, en quête

De son beau pirate espagnol,
Dont un langoureux rossignol
Clame la détresse à tue-tête.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

En bateau

L'étoile du berger tremblote
Dans l'eau plus noire et le pilote
Cherche un briquet dans sa culotte.

C'est l'instant, Messieurs, ou jamais,
D'être audacieux, et je mets
Mes deux mains partout désormais

Le chevalier Atys, qui gratte
Sa guitare, à Chloris l'ingrate
Lance une œillade scélérate.

L'abbé confesse bas Églé,
Et ce vicomte déréglé
Des champs donne à son cœur la clé.

Cependant la lune se lève
Et l'esquif en sa course brève
File gaîment sur l'eau qui rêve.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Le faune

Un vieux faune de terre cuite
Rit au centre des boulingrins,
Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins

Qui m'ont conduit et t'ont conduite,
Mélancoliques pèlerins,
Jusqu'à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Mandoline

Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Échangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.

C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues

Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

À Clymène

Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l'horizon
De ma raison,

Puisque l'arôme insigne
De ta pâleur de cygne.
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d'anges défunts,
Tons et parfums,

A, sur d'almes cadences,
En ses correspondances
Induit mon cœur subtil.
Ainsi soit-il !

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Lettre

Éloigné de vos yeux, Madame, par des soins
Impérieux (j'en prends tous les dieux à témoins),
Je languis et me meurs, comme c'est ma coutume
En pareil cas, et vais, le cœur plein d'amertume,
À travers des soucis où votre ombre me suit,
Le jour dans mes pensers, dans mes rêves la nuit,
Et la nuit et le jour, adorable Madame!
Si bien qu'enfin, mon corps faisant place à mon âme,
Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi,
Et qu'alors, et parmi le lamentable émoi
Des enlacements vains et des désirs sans nombre,
Mon ombre se fondra pour jamais en votre ombre.
(…)
Or, Madame, un projet impatient me hante
De conquérir le monde et tous ses trésors pour
Mettre à vos pieds ce gage - indigne - d'un amour
Égal à toutes les flammes les plus célèbres
Qui des grands cœurs aient fait resplendir les ténèbres.
Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi !
Par Marc-Antoine et par César que vous par moi,
N'en doutez pas, Madame, et je saurai combattre
Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre,

Et comme Antoine fuir au seul prix d'un baiser.
Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer,
Et le temps que l'on perd à lire une missive
N'aura jamais valu la peine qu'on l'écrive.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Les indolents

- Bah ! malgré les destins jaloux,
Mourons ensemble, voulez-vous ?
- La proposition est rare.

- Le rare est le bon. Donc mourons
Comme dans les Décamérons.
- Hi! hi ! hi ! quel amant bizarre!

- Bizarre, je ne sais. Amant
Irréprochable, assurément.
Si vous voulez, mourons ensemble ?

- Monsieur, vous raillez mieux encor
Que vous n'aimez, et parlez d'or,
Mais taisons-nous, si bon vous semble! –

Si bien que ce soir-là Tirsis
Et Dorimène, à deux assis
Non loin de deux silvains hilares,

Eurent l'inexpiable tort
D'ajourner une exquise mort.
Hi ! hi! hi! les amants bizarres.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

Colombine

Léandre le sot,
Pierrot qui d'un saut
De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
Capuce, (…)

- Do, mi, sol, mi, fa,
Tout ce monde va,
Rit, chante
Et danse devant
Une belle enfant
Méchante (…)

Eux ils vont toujours !
- Fatidique cours
Des astres,
Oh! dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
Désastres

L'implacable enfant,
Preste et relevant
Ses jupes,
La rose au chapeau,
Conduit son troupeau
De dupes ?

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

L’amour par terre

Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour
Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc,
Souriait en bandant rnalignement son arc,
Et dont l'aspect nous fit tant songer tout un jour!

Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas! Le marbre
Au souffle du matin tournoie épars. C'est triste
De voir le piédestal, où le nom de l'artiste
Se lit péniblement parmi l'ombre d'un arbre,

Oh! c'est triste de voir debout le piédestal
Tout seul! Et des pensers mélancoliques vont
Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond
Évoque un avenir solitaire et fatal.

Oh ! C'est triste ! - Et toi-même, est-ce pas ! es touchée
D'un si dolent tableau, bien que ton oeil frivole
S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole
Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869

En sourdine

Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font,
Pénétrons bien notre amour
De ce silence profond.

Fondons nos âmes, nos coeurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers,

Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton coeur endormi
Chasse à jamais tout dessein.

Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux
Qui vient à tes pieds rider
Les ondes de gazon roux.

Et quand, solennel, le soir
Des chênes noirs tombera,
Voix de notre désespoir,
Le rossignol chantera.

Paul Verlaine, Recueil Fêtes galantes, 1869