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Pourquoi ce phénomène se produit-il ? Pour le comprendre, il importe de s’évader des sentiers préconçus. Le matérialisme des sociétés contemporaines nous ferme en effet à tout un pan de notre humanité : notre soif de Transcendance. C’est cette soif qui nous pousse à nous demander pourquoi nous sommes sur Terre, s’il existe des forces qui nous dépassent et si nous faisons partie d’un Tout. Bref tout ce qui concerne nos relations avec le Sacré.

L’Art et l’acte de création sont intimement liés à ce sentiment, à ce besoin d’appartenance à une autre dimension, à un autre ordre de perception. L’artiste illustre par une œuvre son besoin de transcendance en fixant sur la toile l’interrogation qui l’habite. Nous le ressentons à travers l’émotion que nous transmet l’œuvre. Et quand l’artiste se peint lui-même, se produit un jeu de résonance : il se met en scène dans sa propre capacité à créer son image. Il joue à être un, sinon LE Créateur. Cela se retrouve également dans le portrait d’un artiste peint par un pair. Il n’est pas question ici de religion, d’Eglise ou de Déités diverses. Mais d’un besoin inscrit au fond du cerveau archaïque de chaque être, une dimension primitive de l’Humain.

Et, dans cet ordre de perception, l’Artiste revêt une valeur toute particulière, celui du passeur, de l’ouvreur vers une dimension dont nous avons oublié avoir besoin. Et c’est ce qui rend si particulière notre relation au portrait/autoportrait d’artiste. "Balivernes, que tout cela ! ", s’écrira l’esprit cartésien. "Foutaises et calembredaines !" Pourtant, les différentes dimensions du portrait/autoportrait d’artiste s’apprécient avec une tout autre ampleur si l’on garde accès, au coin de sa conscience, au besoin de Sacré.

L'artiste en majesté

L’Artiste en majesté est le premier type d’autoportrait à se déployer à nos regards. Son archétype est le portrait en Christ de Dürer, ou autoportrait à la fourrure. C’est une magnification de la toute-puissance du créateur. Un manifeste, un cri : « Regardez-moi, je m’expose à vous. Me voilà, je m’offre à vos regards, moi qui suis un Artiste. Je vous montre la voie et vous offre à travers mon image la nourriture Spirituelle dont vous avez besoin. » Parfois l’artiste se peint aussi revêtu des attributs d’une reconnaissance sociale, que celle-ci soit avérée ou non dans la réalité. L’autoportrait d’Henri d’Estienne le représente en dialogue avec sa Muse, mais vêtu des plus beaux atours de la reconnaissance publique, frappé du sceau écarlate de la Légion d’honneur. Avec plus de vulgarité, Renouard fixe le spectateur comme pour l’hypnotiser et lui accorder la grâce d’espérer partager un jour son sort enviable.

autoportrait henri d'estienne
Autoportrait d’Henri d’Estienne

 

Portrait de Mr. Renouard
Portrait de Mr. Renouard

Le vertige du reflet

Comme en contrepartie de cette gloire mi-factice, mi-réelle, existe aussi le vertige du reflet. L’archétype en est l’Autoportrait à l’oreille coupée de Van Gogh. Dans ce type d’œuvre, l’artiste nous montre son combat entre l’image glorieuse qu’il a de lui, le grand prêtre tout-puissant, et son double humain, son reflet dans le miroir, pris au piège du doute, de l’âge, du vieillissement, de l’altérité et du temps. Ce sont des portraits d’interrogation pour ne pas dire d’angoisse : suis-je digne de la tâche d’Artiste qui m’a été assignée, moi qui suis si humain. La vision prophétique de Mitsuhushi, donnant ses propres traits tant à Salomé qu’au saint Jean-Baptiste dont elle/il porte la tête coupée sur un plateau d’argent symbolise toute cette anxiété et l’inscrit dans le cours des âges et des mythes.

Autoportrait en dualité de Kei Mitsuuchi
Autoportrait en dualité de Kei Mitsuuchi

L'intériorité dévoilée

Comme il est impossible de toujours se réfugier dans les registres de l’exception, que ce soit ceux de la Grandeur ou ceux de la Souffrance, l’artiste peut aussi décider de faire don au spectateur de son intériorité dévoilée. L’archétype en est l’Autoportrait avec ma fille de Vigée Lebrun. Il s’agit là de s’ancrer dans la douceur de l’humain, de retrouver l’intime, de communier avec le spectateur. L’artiste partage alors avec lui ce qui fait son originalité en sus ou en dépit de sa mission sacrée. La photo de Braque, montre cet artiste, ce taiseux, qui s’évade dans la fumée de sa cigarette pour laisser parler ses œuvres à sa place.

 

braque dans son atelier

Braque dans son atelier

Les traits de l'humour

Mais en tout Artiste révélé à lui-même sommeille un tartuffe qui peut s’écrier : « Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ». Il réintroduit alors la légèreté, la parodie dans son portrait et oublie la mission sacrée pour s’amuser et vivre enfin. Ce sont les traits de l’humour qui viennent sauver le peintre de sa propre grandiloquence. L’archétype en est le visage de Velasquez dans le miroir des Menines, qui se moque des autoportraits en majesté et des angoisses face au double. Le portrait de Mireille Mailhe par Pignon nous invite à éclater de rire avec elle, à se moquer avec espièglerie d’une destinée dont personne n’est dupe. Et nous rions aussi avec ce dessinateur anonyme du XVIIIème siècle qui se moque de son talent en se portraiturant avec deux mains gauches.


Portrait de Mireille Mailhe
 


Le dessinateur. Autoportrait charge.

La boucle est bouclée lorsque, dans cette photo mise en scène par Broodthaers et prise par son épouse, l’humour du peintre donne le message ultime : la seule véritable image de l’artiste est celle qui vit dans ses œuvres, muette comme le plâtre anthropomorphe de Segal. Le peintre et le critique d’art ne sont que des avatars secondaires de l’ultime réalité : l’œuvre d’Art.

 


Broodthaers, Hahn et une sculpture de Segal

 

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