Tout l'animal est dans l'homme mais tout l'homme n'est pas dans l'animal.

Lao Tseu

Philosophes et scientifiques ont pendant longtemps diffusé une vision assez peu positive de l’animal. Comme si, à leurs yeux, la nature animale était par essence inférieure à celle de l’Homme et qu’il était essentiel pour ce dernier de s’extraire de sa part animale pour arriver à tutoyer les étoiles. Cette façon de voir les choses est heureusement en train de se transformer. L’animal est aujourd’hui davantage considéré avec respect, on en est arrivé à s’interroger sur la perception qu’a l’animal de lui-même et à condamner la souffrance infligée aux animaux. Qu’en est-il du monde artistique ? Quel regard les artistes ont-ils jeté sur les animaux ? Retrouve-t-on chez eux cette perception initialement négative de la nature animale ?

Il semble que le regard de l’artiste sur l’animal soit plus positif et sensible. Nombre d’œuvres interrogent le rapport de l’Homme à l’animal et mettent l’accent sur la différence enrichissante qui les sépare. L’Homme et l’animal s’ils sont différents sont pour autant égaux et c’est à l’Homme de reconnaître la sagesse du monde animal et de s’en inspirer pour apprendre sur lui-même. Cette exposition virtuelle explore les différentes dimensions de la relation entre Homme et animal et notamment :

  • La confiance : compagnon du foyer, soutien ou parfois souffre-douleur, l’animal est indispensable à l’être humain.
  • Le travail : l’homme mobilise la force ou la grâce de l’animal pour exercer sa profession, du moissonneur à l’artiste du cirque.
  • La fascination : face à la beauté ou la férocité toute naturelle de l’animal, l’Homme éprouve admiration et envie.
  • La similitude : animaux aux têtes d’Hommes, Hommes aux visages d’animaux… Chacun revêt l’habit de l’autre. Quand l’Homme rêve d’avoir encore les qualités de l’animal.
  • L'incarnation : L’Homme fait appel à l’animal pour caractériser une émotion, un ressenti, une interrogation.
  • Enfin, un sujet d'inspiration pour les artistes

L’animal, ami et confident intime de l’Homme

Enfant, j’ai quelquefois passé des jours entiers

Enfant, j’ai quelquefois passé des jours entiers
Au jardin, dans les prés, dans quelques verts sentiers
Creusés sur les coteaux par les bœufs du village,
Tout voilés d’aubépine et de mûre sauvage,
Mon chien auprès de moi, mon livre dans la main,
M’arrêtant sans fatigue et marchant sans chemin,
TantÔt lisant, tantôt écorçant quelque tige,
Suivant d’un œil distrait l’insecte qui voltige,
L’eau qui coule au soleil en petits diamants,
Ou l’oreille clouée à des bourdonnements;
Puis, choisissant un gîte à l’abri d’une haie,
Comme un lièvre tapi qu’un aboiement effraie,
Ou couché dans le pré, dont les gramens en fleurs
Me noyaient dans un lit de mystère et d’odeurs,
Et recourbaient sur moi des rideaux d’ombre obscure,
Je reprenais de l’œil et du cœur ma lecture.

Alphonse de LAMARTINE, Recueil : "Jocelyn", (extrait, 4ème époque)

L’Oiseau bleu

J’ai dans mon cœur un oiseau bleu,
Une charmante créature,
Si mignonne que sa ceinture
N’a pas l’épaisseur d’un cheveu

Il lui faut du sang pour pâture.
Bien longtemps, je me fis un jeu
De lui donner sa nourriture :
Les petits oiseaux mangent peu.

Mais, sans en rien laisser paraître,
Dans mon cœur il a fait, le traître,
Un trou large comme la main,

Et son bec, fin comme une lame,
En continuant son chemin,
M’est entré jusqu’au fond de l’âme !

Alphonse DAUDET, Recueil : "Les Amoureuses"

Sauve-toi de lui

Ami, prends garde au chien qui mord
Sauve-toi de lui s’il aboie;
Ami,prends garde à l’eau qui noie
Sois prudent, reste sur le bord.

Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.

Pourtant ici tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur
Le croirais-tu ? C’est cela même
Dont je veux garder ta candeur.

Guy de Maupassant, Poésies diverses

Le cheval

Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,
Mon destin au char d’or sera ton beau cocher
Qui pour rênes tiendra tendus à frénésie,
Mes vers, les parangons de toute poésie.

Guillaume Apollinaire, Cortège d’Orphée, 1911

Un duo au travail quotidien

Comme le champ semé en verdure foisonne

Comme le champ semé en verdure foisonne,
De verdure se hausse en tuyau verdissant,
Du tuyau se hérisse en épi florissant,
D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne :

Et comme en la saison le rustique moissonne
Les ondoyants cheveux du sillon blondissant,
Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissant
Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne :

Ainsi de peu à peu crût l’empire romain,
Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main,
Qui ne laissa de lui que ces marques antiques

Que chacun va pillant : comme on voit le glaneur
Cheminant pas à pas recueillir les reliques
De ce qui va tombant après le moissonneur.

Joachim DU BELLAY, Recueil : "Les antiquités de Rome

Le Cavalier poursuivi

(…)
C’est un fort beau cheval : une large poitrine,
Des jambes de gazelle, et dans chaque narine
Une fauve lueur,
La queue échevelée, une crinière folle
Qui se déroule au vent comme une banderole
Sur le col en sueur ;

Des yeux fiers, pleins de vie, ardents comme la braise,
Qu’on prendrait pour deux trous au mur d’une fournaise
Ou pour deux diamants,
Des yeux illuminés d’une lumière rouge
Comme un soleil dans l’eau, qui frissonne et qui bouge
À tous les mouvements ;

Une croupe arrondie où des glands dorés pendent,
Et de souples jarrets dont les muscles se tendent
Comme des arcs d’acier ;
Un ongle plus poli que le jaspe ou l’écaille.
Quel roi dans son haras eut jamais qui te vaille,
Ô mon noble coursier !

Tu danses sur les blés comme une sauterelle,
À chacun de tes pieds est attachée une aile,
Ton galop, c’est un vol,
Et, quand à bonds pressés tu dévores la plaine,
L’oiseau reste en arrière, et l’ombre peut à peine
Te suivre sur le sol. (...)

Théophile GAUTIER, Recueil : "Premières poésies", 1826 – 1832.

Idylle de pauvres

Ô gueux, enivrez-vous de l’amour printanière !
Allez, sous le buisson qui vous sert de tanière,
Personne ne vous voit que le bois et le ciel.
L’abeille, qui bourdonne en butinant son miel,
Ne racontera pas les choses que vous faites.
Le papillon, joyeux de voir les champs en fêtes,
Vole sans bruit parmi la plaine aux cent couleurs,
Et pour vous imiter conte fleurette aux fleurs.
Seul, un oiseau, perché sur la plus haute feuille,
Entend les mots qu’on dit et les baisers qu’on cueille,
Et semble se moquer de vous, le polisson !
Mais tout ce qu’il raconte en l’air n’est que chanson.
Aimez-vous ! Savourez, loin du monde et des hommes,
Ce qu’on a de meilleur sur la terre où nous sommes !
Pâmez-vous dans les bras l’un de l’autre sans fin !
Abreuvez votre soif d’aimer ! A votre faim
Repaisses-vous longtemps de caresses trop brèves !
Vivez cette minute ainsi qu’on vit en rêves !
Dans le débordement de ce fleuve vermeil
Noyez les jours sans pain, et les nuits sans sommeil,
Et tout ce qui vous reste à vivre dans la dure !
Ô gueux, soyez heureux ! L’amour vous transfigure.
Malgré vos pauvretés, vous êtes riches, beaux.
De l’amour éternel vous portez les flambeaux.
Oui, l’amour qui fait battre à l’instant votre artère,
C’est celui qui féconde autour de vous la terre
C’est celui dont la brise apporte les senteurs,
C’est celui des bois verts et des oiseaux chanteurs,
Celui qui fait gonfler les seins comme des voiles,
Celui qui dans les cieux fait rouler les étoiles,
C’est l’amour éternel que tout veut apaiser
Et par qui l’univers n’est qu’un vaste baiser.

Jean RICHEPIN, Recueil : "La chanson des gueux"

Histoire d’un taureau

Taureau cornu, arqué, braqué sur la surface ensoleillée de l’arène où la lumière est si éblouissante
que l’on distingue à peine de leurs ombres le torero, le picador et les banderillos,
Taureau on n’attend plus que ton bon plaisir pour animer ce désert,
Et, ce désert animé, que ton animation pour manifester l’homme.

Mais il existe des taureaux de nuit,
Avec la lune sur leur front,
Des taureaux noirs, des taureaux blancs
Qui galopent à fond de train dans le sommeil des enfants,
Et dont les mugissements ébranlent les villes,
Et qui meurent dans les étoiles, lentement,
En répandant leur sang dans l’immensité du temps.

Robert DESNOS, Recueil : "État de veille"

Prière du serviteur

J’ai rangé la demeure et refermé la salle,
Je veille sur les biens de mon maître endormi ;
Le grand chien du logis, qui s’étend sur la dalle.
N'a pas ainsi que moi les yeux clos à demi.
J'ai fait taire la vasque et fait luire la lampe,
J’ai serré la vaisselle et plié les habits ;
Et, dans la paix obscure où s’achève la rampe,
Mes pleurs silencieux coulent sur mon pain bis.
Je n’aurai de repos, Seigneur, que sous la pierre :
Pour la première fois l’appel me sera doux
Lorsque je l’entendrai dans le fond de ma bière.
Et que je dirai : « Maître ! » et que ce sera Vous I

Comte Robert de Montesquiou-Feznsac, (Prières de Tous.)

La puissance animale

Scène d’atelier

Exquis musicien, devant son chevalet,
Le peintre aux cheveux d’or, à la barbe fleurie
Chantonne. Et cependant il brosse avec furie
La toile, car, vraiment, ce sujet-là lui plaît

Le modèle est un tigre, un vrai tigre, complet,
Vivant et miaulant comme dans sa patrie ;
Ce tigre pose mal, son mouvement varie,
Ce n’est plus le profil que le peintre voulait.

Il faut voir de la griffe, et de la jalousie…
Et le peintre, chantant des chants de rossignol,
Pousse la bête, qui rugit. Lui s’extasie.

Et de sa brosse au noir, qui court d’un léger vol,
Sème parmi le poil rayé « La Fantaisie »,
Double-croche, et soupir et dièse et bémol.

Je suis un homme mort depuis plusieurs années ;
Mes os sont recouverts par les roses fanées.

Tant pis pour la vertu ! Polichinelle ivrogne,
Et doublement bossu, se moque des procès,
Du diable, de la mort ; après tant de forfaits !
Et nous l’adorons tous. Pourquoi ? Parce qu’il cogne !

Charles Cros, Recueil : "Le collier de griffes"

Amazone

L’Amazone sourit au-dessus des ruines,
Tandis que le soleil, las de luttes, s’endort.
La volupté du meurtre a gonflé ses narines :
Elle exulte, amoureuse étrange de la mort.

Elle aime les amants qui lui donnent l’ivresse
De leur fauve agonie et de leur fier trépas,
Et, méprisant le miel de la mièvre caresse,
Les coupes sans horreur ne la contentent pas.

Son désir, défaillant sur quelque bouche blême
Dont il sait arracher le baiser sans retour,
Se penche avec ardeur sur le spasme suprême,
Plus terrible et plus beau que le spasme d’amour.

Renée Vivien, Recueil : "Études et préludes"

Bon chevalier masqué

Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le Malheur a percé mon vieux cœur de sa lance.
Le sang de mon vieux cœur n'a fait qu'un jet vermeil,
Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil.

L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche
Et mon vieux cœur est mort dans un frisson farouche.
Alors le chevalier Malheur s'est rapproché,
Il a mis pied à terre et sa main m'a touché.

Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure
Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure.
Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer
Un cœur me renaissait, tout un coeur pur et fier

Et voici que, fervent d'une candeur divine,
Tout un cœur jeune et bon battit dans ma poitrine !
Or je restais tremblant, ivre, incrédule un peu,
Comme un homme qui voit des visions de Dieu.

Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête,
En s'éloignant, me fit un signe de la tête
Me cria (j'entends encore cette voix) :
" Au moins, prudence ! Car c'est bon pour une fois. "

Paul Verlaine.

 

Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l’herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l’aveuglaient, tandis qu’elle criait :

— Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous !

Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l’éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s’arrêta.

Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l’Évêque. Félicité n’en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu’elle eût rien fait d’héroïque.



Gustave Flaubert, Trois Contes

L’animal est un Homme comme les autres

Aux femmes

Quand tout se fait petit, femmes, vous restez grandes.
En vain, aux murs sanglants accrochant des guirlandes,
Ils ont ouvert le bal et la danse ; ô nos sœurs,
Devant ces scélérats transformés en valseurs
Vous haussez, – châtiment ! – vos charmantes épaules.
Votre divin sourire extermine ces drôles.
En vain leur frac brodé scintille ; en vain, brigands,
Pour vous plaire ils ont mis à leurs griffes des gants,
Et de leur vil tricorne ils ont doré les ganses ;
Vous bafouez ces gants, ces fracs, ces élégances,
Cet empire tout neuf et déjà vermoulu.
Dieu vous a tout donné, femmes ; il a voulu
Que les seuls alcyons tinssent tête à l’orage,
Et qu’étant la beauté, vous fussiez le courage.

Victor HUGO, Recueil : "Les Châtiments"

J’ai feint que des Dieux m’aient parlé

J’ai feint que des Dieux m’aient parlé ;
Celui-là ruisselant d’algues et d’eau,
Cet autre lourd de grappes et de blé,
Cet autre ailé,
Farouche et beau
En sa stature de chair nue,
Et celui-ci toujours voilé,
Cet autre encor
Qui cueille, en chantant, la ciguë
Et la pensée
Et qui noue à son thyrse d’or
Les deux serpents en caducée,
D’autres encor…

Alors j’ai dit : Voici des flûtes et des corbeilles,
Mordez aux fruits ;
Écoutez chanter les abeilles
Et l’humble bruit
De l’osier vert qu’on tresse et des roseaux qu’on coupe.
J’ai dit encor : Écoute,
Écoute,
Il y a quelqu’un derrière l’écho,
Debout parmi la vie universelle,
Et qui porte l’arc double et le double flambeau,
Et qui est nous
Divinement…

Henri de Régnier. Les médailles d'argile

Femme et chatte

Elle jouait avec sa chatte,
Et c’était merveille de voir
La main blanche et la blanche patte
S’ébattre dans l’ombre du soir.

Elle cachait – la scélérate ! –
Sous ces mitaines de fil noir
Ses meurtriers ongles d’agate,
Coupants et clairs comme un rasoir.

L’autre aussi faisait la sucrée
Et rentrait sa griffe acérée,
Mais le diable n’y perdait rien…
Et dans le boudoir où, sonore,
Tintait son rire aérien,
Brillaient quatre points de phosphore.

Paul Verlaine, Poèmes saturniens

L’animal : allégorie et symbole

Le bestiaire

Le Chat
Je souhaite dans ma maison :
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre. 

Le Lion
Ô lion, malheureuse image
Des rois chus lamentablement,
Tu ne nais maintenant qu’en cage
À Hambourg, chez les Allemands.

L’Éléphant
Comme un éléphant son ivoire,
J’ai en bouche un bien précieux.
Pourpre mort !… J’achète ma gloire
Au prix des mots mélodieux. 

Apollinaire
 

Pégase

Le poëte qui dans l’extase,
O Muse, fait ce que tu veux,
Est monté sur le blanc Pégase,
En l’empoignant par les cheveux.

Au-dessus d’eux le ciel flamboie,
Et le cheval fier et subtil
Dit au poëte plein de joie:
Où dois-je aller? Que te faut-il?

Veux-tu le trône au dais de moire
Que l’homme regarde en rêvant,
Ou ce vain murmure, la gloire,
Qui s’éparpille dans le vent?

(…)

Théodore de BANVILLE, Recueil : "Sonnailles et Clochettes", 3 septembre 1889.
 

À Aurore

La nature est tout ce qu’on voit,
Tout ce qu’on veut, tout ce qu’on aime.
Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit,
Tout ce que l’on sent en soi-même.

Elle est belle pour qui la voit,
Elle est bonne à celui qui l’aime,
Elle est juste quand on y croit
Et qu’on la respecte en soi-même.

Regarde le ciel, il te voit,
Embrasse la terre, elle t’aime.
La vérité c’est ce qu’on croit
En la nature c’est toi-même.

George Sand

 

Le Sphinx

Seul, sur l’horizon bleu vibrant d’incandescence,
L’antique sphinx s’allonge, énorme et féminin.
Dix mille ans ont poussé ; fidèle à son destin,
Sa lèvre aux coins serrés garde l’énigme immense.

De tout ce qui vivait au jour de sa naissance,
Rien ne reste que lui. Dans le passé lointain,
Son âge fait trembler le songeur incertain ;
Et l’ombre de l’histoire à son ombre commence.

Accroupi sur l’amas des siècles révolus,
Immobile au soleil, dardant ses seins aigus,
Sans jamais abaisser sa rigide paupière,

Il songe, et semble attendre avec sérénité
L’ordre de se lever sur ses pattes de pierre,
Pour rentrer à pas lents dans son éternité.

Albert SAMAIN, 1858 – 1900

L'Artiste et l'Animal

L’été

C’est l’été. Le soleil darde
Ses rayons intarissables
Sur l’étranger qui s’attarde
Au milieu des vastes sables.

Le bois des arbres éclate.
Le tigre rayé, l’hyène,
Tirant leur langue écarlate,
Cherchent de l’eau dans la plaine.

Les éléphants vont en troupe,
Broyant sous leurs pieds les haies
Et soulevant de leur croupe
Les branchages des futaies.

Il n’est pas de grotte creuse L’été
Où la chaleur ne pénètre.
Aucune vallée ombreuse
Où de l’herbe puisse naître.

Déjà le soleil s’incline
Et dans la mer murmurante
Va, derrière la colline,
Mirer sa splendeur mourante.

Et la nature brûlée
Respire enfin. La nuit brune
Revêt sa robe étoilée,
Et, calme, apparaît la lune.

Charles Cros, Le coffret de santal

La Fourmi

Une fourmi de dix-huit mètres
Avec un chapeau sur la tête,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi traînant un char
Plein de pingouins et de canards,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi parlant français,
Parlant latin et javanais,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Eh ! Pourquoi pas ?

Robert DESNOS, Recueil : "Chantefables"

La Rivière

D’un bord à l’autre bord j’ai passé la rivière,
Suivant à pied le pont qui la franchit d’un jet
Et mêle dans les eaux son ombre et son reflet
Au fil bleui par le savon des lavandières.

J’ai marché dans le gué qui chante à sa manière.
Étoiles et cailloux sous mes pas le jonchaient.
J’allais vers le gazon, j’allais vers la forêt
Où le vent frissonnait dans sa robe légère.

J’ai nagé. J’ai passé, mieux vêtu par cette eau
Que par ma propre chair et par ma propre peau.
C’était hier. Déjà l’aube et le ciel s’épousent.

Et voici que mes yeux et mon corps sont pesants,
Il fait clair et j’ai soif et je cherche à présent
La fontaine qui chante au cœur d’une pelouse.

Robert DESNOS, Recueil : "Contrée"
 

Éléphant de Paris

Ah, Curnonsky, non plus que l’aube,
N’était bien rigolo
Il regardait le fil de l’eau.
C’était avant les Taube.

Et moi j’apercevais – pourtant
Qu’on fût loin de Cythère –
Un objet singulier. Mystère :
C’est un éléphant.

Notre maison étant tout proche,
On le prit avec nous.
Il mettait, pour chercher des sous
Sa trompe dans ma poche.

Hélas, rue de Villersexel,
La porte était trop basse.
On a beau dire que tout passe
Non – ni le riche au Ciel.

Paul-Jean Toulet, Contrerimes