Furetante arrive chez Pragmatique un samedi soir.
Furetante : Ce petit dîner avec toi me réjouit d’avance…
Pragmatique :Dis-moi, alors, comment allait la salle des ventes aujourd’hui ?
Furetante : Ah, je ne sais plus s’il faut fuir les ventes du samedi après-midi ou au contraire y aller pour s’amuser, pour le spectacle.
Pragmatique : Oui ? Allez, un petit verre et tu me racontes.
Furetante : Tout d’abord, le commissaire-priseur est arrivé en retard. C’est un homme charmant, plein d’humour, toujours très correct. Mais ce samedi-là, je ne l’ai pas reconnu. Il avait visiblement décidé de s’amuser et de tout chambouler.
Il y avait beaucoup de monde, les enchères étaient correctes mais sans plus, on commençait à s’ennuyer.
Pragmatique : Pourquoi tu n’es pas partie alors ?
Furetante : Heureusement que je suis restée ! Tout à coup, le commissaire-priseur a changé du tout au tout. J’ai vraiment eu l’impression qu’il en avait assez de passer un samedi après-midi morne et qu’il fallait qu’il fasse quelque chose. Son œil s’est mis à pétiller, il a desserré le nœud de sa cravate.
Passe un de ces tableaux XIX ème sages à en frémir de désespoir : un étang aux eaux sombres, des arbres dégarnis, le tout sous un soleil d’hiver complètement glauque.
Le commissaire la regarde et dit tout à coup :
- Et maintenant, nous vendons une ravissante marine. Ça sent bon la Bretagne, ou peut-être la Vendée. Allez, Qui veut un peu d’air iodé ?
Les réactions fusent dans la salle:
- Mais, Maitre, ce n’est pas la mer, c’est un lac.
- Ah, vous croyez ? fait le commissaire-priseur
L’air dédaigneux il contemple l’objet du litige :
- Allez de toute façon, c’est mouillé. Qui veut de l’eau ? Qui ?
Pas une enchère ne se fait entendre.
- Bon, si l’eau ne vous intéresse pas, peut-être que les bateaux vont vous séduire, s'exclame le commissaire-priseur. Passons au tableau suivant. Regardez ces beaux bateaux, la voile au vent, on entendrait presque le mat grincer.
Un acheteur lance :
- C’est de qui, Maître ?
- Attendez, attendez, on n’a pas réussi à déchiffrer la signature. Tenez voilà, c’est de Hocke.
Furetante s’arrête de raconter et fixe Pragmatique :
- Et là, personne n’en est revenu... Le commissaire-priseur s’est mis à chantonner :
- Hock, Hocke, Hockeu….Hoquet…hips ! C’est pour qui le joli bateau de hic, le beau bateau de hoc ?
Silence effondré dans la salle. Contre toute attente, une enchère fuse.
Le commissaire-priseur fait rebondir son marteau sur l’estrade:
- Et hips… Adjugé ! Fait-il avec un gros clin d’œil farceur.
Voyant que les choses ne se déroulent pas comme prévu, le crieur annonce très vite un nouveau tableau.
- C’est un port, Maître, avance-t-il.
- Bon maintenant un port. Pour qui le joli port ? Pour qui le beau tableau de Croûte-sur-mer ?
Un "Ooh !" incrédule monte de l’assistance.
- Ben oui, Croûte-sur-mer, j’ai bien dit Croûte-sur-mer Tout le monde n’a pas la chance de vivre à Saint-Tropez ! Commissionnaire, montrez-le-moi à nouveau ! Mais c’est une bien jolie croûte que ce tableau-là. Allons qui n’a pas sa croûte aujourd’hui ?
- Voyons Maitre, fait le crieur, ce n’est pas une croûte. Comme vous le dites toujours, il n’y a pas de croûtes dans vos ventes.
Un enchérisseur a le plus grand mal à attirer l’attention sur lui.
- Tenez, Maitre, dit le crieur, Monsieur est d’accord avec moi: il offre 50 euros.
- Tiens, un Croûtien ! s’exclame le commissaire-priseur. Un Croûtien qui enchérit.
- 60 euros ! fait une dame courageuse
- Eh bien maintenant, il y a aussi une Croûtienne !
Il se redresse, l’air fiérot.
- Ah, c’est qu’on vient pour se cultiver, dans mes ventes. Pour y entendre des croutologismes. Non, des croutolicismes, ça sonne mieux, vous ne trouvez pas ?
- 80 euros, 100, 120, 150. Adjugé. Madame, bravo ! Ça va être très beau chez vous !
Il s'empare lui-même du tableau suivant.
- Et pour continuer sur notre lancée, fait-il, voici un superbe paysage. C’est un paysage et en plus il est… Bourguignon ! Nous avons parcouru toute la Bourgogne pour trouver ce tableau pour vous. Allez, 10 euros.
Les enchères montent vite jusqu’à 100 euros
- On aime la Bourgogne ! beugle le commissaire-priseur
200 euros !
- On aime aussi les Bourguignons. Surtout les enchérisseurs bourguignons !
250 ! 300 euros !
- D’ailleurs les enchérisseurs bourguignons, c’est avec un petit coup de pommard qu’on les aime le plus. Vive la Bourgogne !
350 ! 400 !
- Plus d’autre enchère ? Allons, adjugeons aux Bourguignons. Ah que j’aime ce métier ! Ah, qu’elle est belle cette vente !
Furetante :Et ça a continué comme cela pendant plus d’une heure. Il y a eu des contrepèteries, des plaisanteries salaces. Il s’est même mis à chanter du Cabrel pour vendre un tableau d’arbre :
- Vous n’trouverez pas mieux que ce lopin de terre et son vieil arbre tordu au milieu. Eh oui c’est du Cabrel ! a-t-il lancé avec une œillade vers sa clerc, effarée.
Pragmatique : Mais dis-moi, il n’avait pas un petit verre dans le nez ton commissaire-priseur ?
Furetante : Mais justement, pas du tout. Il était tout à fait sobre, il s’est juste complètement lâché !
Pragmatique : Mouais, comme je ne l’ai pas vu de mes yeux, je réserve mon opinion…