La représentation de l’artiste, par lui-même ou par un autre, revêt une signification toute particulière. Elle dialogue avec la notion d'Art :

  • l'art de l'artiste qui peint et qui "rend" les traits du visage
  • l'art de celui qui est peint. Cet art transparaît en filigrane dans le portrait, il habite les traits du sujet et provient aussi de la perception inconsciente de la personne qui peint ou de celle qui regarde.

Cette exposition virtuelle parcourt les différents sens du portrait ou de l'autoportrait d'artiste

  • L'artiste glorieux s’offre au spectateur dans toute la splendeur de son accomplissement ;
  • Le trouble face à soi-même trahit le questionnement de l’artiste sur son identité, la dualité de sa personne vue dans le miroir et sur les traces du temps qui passe ;
  • L’essence du moi intime révèle la profondeur de l’âme de l’artiste ;
  • La note de malice moque l’artiste lui-même dans un clin d’œil de connivence au spectateur.

Chaque œuvre est accompagnée d'un poème. Nous les avons choisis pour faire dialoguer ensemble les mots et les images.

L'artiste glorieux

Ô semblable !… Et pourtant plus parfait que moi-même,
Éphémère immortel, si clair devant mes yeux,
Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,
Faut-il qu’à peine aimés, l’ombre les obscurcisse, 
Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,
Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit !
Qu’as-tu ?
Ma plainte même est funeste ?…
Le bruit
Du souffle que j’enseigne à tes lèvres, mon double,
Sur la limpide lame a fait courir un trouble !…
Tu trembles !... Mais ces mots que j’expire à genoux
Ne sont pourtant qu’une âme hésitante entre nous,
Entre ce front si pur et ma lourde mémoire...
Je suis si près de toi que je pourrais te boire,
Ô visage !...

Charmes, Paul Valéry , Fragments du Narcisse
 

Chanson des peintres

Laques aux teintes de groseilles
Avec vous on fait des merveilles,
On fait des lèvres sans pareilles.

Ocres jaunes, rouges et bruns
Vous avez comme les parfums
Et les tons des pays défunts.

Toi, blanc de céruse moderne
Sur la toile tu luis, lanterne
Chassant la nuit et l’ennui terne.

Outremers, Cobalts, Vermillons,
Cadmium qui vaut des millions,
De vous nous nous émerveillons.

Et l’on met tout ça sur des toiles
Et l’on peint des femmes sans voiles
Et le soleil et les étoiles.

Et l’on gagne très peu d’argent,
L’acheteur en ce temps changeant
N’étant pas très intelligent.

Charles Cros (1842-188)
 


Un peintre

Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs.

Il a peint l'Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d'améthyste,
L'émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.

José-Maria de HEREDIA (1842 - 1905)

 

Le trouble face à soi-même

Les Deux vertiges

Le voyageur, debout sur la plus haute cime,
À travers le rideau d'une rose vapeur,
Mesure avec la sonde immense de la peur
Sous ses genoux tremblants la fuite de l'abîme

De ce besoin de voir téméraire victime,
Du haut de la raison je sonde avec stupeur
Le dessous infini de ce monde trompeur,
Et je traîne avec moi partout mon gouffre intime.

L'abîme est différent, mais pareil notre émoi :
Le grand vide, attirant le voyageur, l'étonne ;
Sollicité par Dieu, j'ai des éclairs d'effroi !

Mais lui, par son vertige il ne surprend personne :
On trouve naturel qu'il pâlisse et frissonne ;
Et moi, j'ai l'air d'un fou ; je ne sais pas pourquoi.

René-François Sully Prudhomme, Les Épreuves, 1866

EH! JE SAIS BIEN...

Eh! je sais bien qu'ils ont tous dit : vieillir est doux.
Mais je vieillis et je regrette la jeunesse,
et la joueuse de croquet, et les caresses
de sa main sur mon front posé sur ses genoux.

Quand donc viendra le temps où j'aurai cette force.
de bénir, sans que j'aie de l'amertume au cœur,
des enfants respirant la sève des écorces
dans le ravin rempli d'églantières pâleurs ?

Heureux celui qui peut, dans l'enclos paysan,
à l'heure où lourdement sonnent les vêpres chaudes,
mettre dans d'autres mains les mains de ses enfants
qui se sont fiancés dans les framboises jaunes.

Francis Jammes (Clairières dans le Ciel.)


L’essence du moi intime

« Quand je commence, il me semble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de poussière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre, le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini.

Propos de Georges Braque recueilli par Jean Paulhan

« Il n'est en art qu'une chose qui vaille: celle qu'on ne peut expliquer. »

« Le tableau est fini quand il a effacé l'idée. »

« Avec l’âge, l’art et la vie ne font qu’un. »

Citations de Georges Braque

Vous me demandez mon portrait,
Mais peint d'après nature :
Mon cher, il sera bientôt fait
Quoiqu'en miniature.

Je suis un jeune polisson
Encore dans les classes ;
Point sot, je le dis sans façon
Et sans fades grimaces.

Oui, il ne fut babillard,
Ni docteur en Sorbonne,
Plus ennuyeux et plus braillard
Que moi-même en personne.

Ma taille à celle des plus longs
Las ! n'est point égalée ;
J'ai le teint frais, les cheveux blonds
Et la tête bouclée.
J'aime et le monde et son fracas,
Je hais la solitude ;
J'abhorre et noises et débats
Et tant soit peu l'étude.

Spectacles, bals me plaisent fort,
Et d'après ma pensée
Je dirais ce que j'aime encore
Si je n'étais au Lycée.

Après cela, mon cher ami,
L'on peut me reconnaître ;
Oui, tel que le bon Dieu me fit,
Je veux toujours paraître.

Vrai démon pour l'espièglerie,
Vrai singe pour la mine,
Beaucoup et trop d'étourderie,
Ma foi, voilà Pouchkine.

Mon portrait, Alexandre Pouchkine, écrit en français en 1814

ARITHMÉTIQUE

Quand je regarde mon visage
Dans la glace qui ne ment pas,
J'y découvre les lents dégâts
Du temps, ce fatal sabotage.

Il commence à se faire tard.
Voici le moment de soustraire
Après avoir, sur cette terre,
Constamment multiplié par...

Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945)

La note de malice

Par un point situé sur un plan
On ne peut faire passer qu’une perpendiculaire à ce plan.
On dit ça…
Mais par tous les points de mon plan à moi
On peut faire passer tous les hommes, tous les animaux de la terre.
Alors votre perpendiculaire me fait rire.
Et pas seulement les hommes et les bêtes
Mais encore beaucoup de choses
Des cailloux
Des fleurs
Des nuages
Mon père et ma mère
Un bateau à voiles
Un tuyau de poêle
Et si cela me plaît
Quatre cents millions de perpendiculaires.

Par un point situé sur un plan…, Robert Desnos, Recueil : "La Géométrie de Daniel"

L'abeille

Ah ! combien parmi nous d'artistes inconnus,
Partis dans leur espoir par un jour sans nuage,
Des champs qu'ils parcouraient ne sont pas revenus !
Une ivresse sacrée aveuglait leur courage ;
Au gré de leurs désirs, sans craindre les autans,
Ils butinaient au loin sur la foi du printemps.
Quel retour glorieux l'avenir leur apprête !
À ces mille trésors épars sur leur chemin
L'amour divin de l'art les guide et les arrête :
Tout est fleur aujourd'hui, tout sera miel demain.
Ils revenaient déjà vers la ruche immortelle ;
Un vent du ciel soufflait, prêt à les soulever.
Au milieu des parfums la Mort brise leur aile ;
Chargés comme l'abeille, ils périssent comme elle
Sur le butin doré qu'ils n'ont pas pu sauver.

Louise Ackermann

L'OMBRE SŒUR

Entre à la nuit sans rivages
Si tu n’es toi qu’en passant
L’oubli rendra ton visage
Au cœur d’où rien n’est absent

Ton silence né d’une ombre
Qui l’accroît de tout le ciel
Éclôt l’amour où tu sombres
Aux bras d’un double éternel

Et t’annulant sous ses voiles
Pris à la nuit d’une fleur
Donne des yeux à l’étoile
Dont ton fantôme est le cœur

Joë Bousquet (1897-1950)