Une fois rendus dans le désert les peintres se retrouvent en effet devant un problème qu’ils n’avaient pas anticipé. Ils sont dépourvus de moyens pour rendre la vérité du désert en peinture. Ils sont habitués à l’espace bien cadré de leurs ateliers, à peindre de verdoyantes campagnes occidentales où tout de suite un arbre, une maison, une colline viennent arrêter le regard. Or le désert, c’est le vide, l’absence. C’est l’infinie succession de sables ou de rocailles, les dunes succédant aux dunes, le regard happé vers l’horizon qui vous échappe. C'est une fenêtre ouverte vers l'infini. La ligne de la terre et du ciel est parfois impossible à saisir sous l’aveuglant éperon de la lumière. Elle perturbe les artistes habitués à un horizon terrestre bien délimité. C’est un immense choc.
Les artistes doivent réinventer leur art, devant cette lumière et ces teintes poudrées qui arasent tous les contours et empêchent le regard de se fixer. Ils vont réagir de différentes façons et en plusieurs étapes à cette nouveauté avant de réussir à conjurer la fascinante inquiétude que le désert provoque en eux.
Remplir le vide pour conjurer l'angoisse
Le vide du désert suscite tout d'abord une forme d’angoisse chez une grande majorité d’artistes occidentaux. Pour l'exorciser, ils se raccrochent à des éléments familiers. Pour paraphraser l'adage : "le peintre a horreur du vide" et, pour éviter de parler du désert, il le peuple de multiples choses et gens. Le désert est donc d’abord représenté au travers des éléments qui l’habitent.
Évoquer les animaux du désert
Évoquer les animaux du désert, c’est souligner qu’il y a quand même de la vie, même la plus simple, dans cette immensité nouvelle et inquiétante. Cela revient, symboliquement, à conjurer les aspects de désolation et de mort que porte le désert.
Chasser les animaux vivant dans le désert
À travers les multiples représentations de chasse au faucon, le peintre parle du désert. Il montre que des animaux sauvages : le faucon et ses proies savent y vivent. Qu'ils peuvent être chassés et domptés par l'Homme. C'est une manière d'affirmer que l'on peut dompter le désert.
La chasse au faucon. Eugène Fromentin. Détail. Musée de Chantilly in Les Orientalistes de Christine Peltre
Élever les animaux dans le désert
Pour se convaincre que le désert est un espace comme un autre, il suffit de constater que, tout comme en Occident, on y élève des animaux domestiqués (et comestibles). On ne meurt donc pas de faim dans le désert puisque l'industrie humaine a trouvé comment y élever du bétail.
Emile Loubon. La razzia
in Les Orientalistes de Christine Peltre
Dans ce tableau, des cavaliers arabes montés sur des dromadaires "réquisitionnent" du bétail et le chassent vers le désert. Le sujet permet même de réintroduire un rassurant sentiment de supériorité humaine.
Dompter le désert grâce à l'animal
Mais ce sont surtout les représentations de dromadaires qui vont exercer un effet positif. Cet animal dont la seule fonction semble être d'aider l'homme à affronter le désert, ravit les peintres et les badauds qui arpentent le Salon parisien. Non seulement le dromadaire transporte l'homme à travers cet univers hostile, mais il le nourrit de son lait et lui donne son poil à tisser.
Il est d'ailleurs amusant de reconnaître les dromadaires du jardin d'Acclimatation dans certains tableaux de désert peints en atelier à Paris. Ce qui n'est pas le cas de celui que Léon Belly a peint sur le vif dans cette esquisse préparatoire pour ses Pélerins vers la Mecque.
Leon Belly. Grand dromadaire pâturant.©artnet.fr
Évoquer l'humain dans le désert
D'autres tableaux, au lieu de représenter la faune du désert, montrent les humains qui y vivent. Pour un peintre comme pour un spectateur/regardeur des tableaux, si des êtres humains réussissent à survivre dans un univers aussi troublant et perturbant, alors cet infini dantesque qu'est le désert peut sûrement être regardé sans peur.
Ces tableaux ont une valeur quasi magique, sur le plan psychique, et relèvent du même mécanisme que lorsque les artistes peignent les animaux : apprivoiser un inconnu qui vous dépasse.
- Commercer dans le désert
John Fréderick Lewis Le campement franc détail (partie gauche)in Les Orientalistes de Christine Peltre
Dans ce détail d'un tableau de Lewis, on voit un chef arabe venu apporter du gibier à Lord Castlereagh. Le désert peint ici est un désert de montagne, moins linéaire et infini que les dunes. Le chef arabe du désert est beau et puissant, les dromadaires fort énigmatiques et tout est composé pour rassurer le spectateur occidental.
- Voyager en groupe dans le désert
Grâce à ses capacités d'organisation et d'anticipation, l’Homme est parvenu à dompter le désert et réussit à le traverser en groupe.
Narcisse Berchère. La caravane.©RMN
Photo (C) MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Louis Deschamps
- Vivre normalement dans le désert
Ce tableau représentant la prière du soir montre que l’Homme peut exister dans le désert, sans rien renier de ses règles de vie usuelles.
Emile Girardet : La prière dans le désert
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda
Pourtant, il y a une constante dans toutes ces représentations : on y retrouve quelque chose d'artificiel. Le peintre se raccroche encore à l'Occident, il ne se libère pas encore des habitudes liées à sa culture et toutes ces œuvres respectent les conventions de la peinture occidentale. Si on y regarde de plus près, il n’y a que les costumes qui parlent vraiment d’Orient dans toutes ces peintures.
Il suffirait de changer lesdits costumes et l’on pourrait voir une fête galante de Watteau à la place du campement franc. La caravane de chameaux est peinte avec les mêmes références qu'aurait utilisées le peintre pour représenter un troupeau de bœufs. Quant au tableau de Girardet, c'est une grande construction classique et le peintre aurait aussi bien pu montrer une scène de genre troubadour à la place du campement de Bédouins. Le peintre plaque sa conception /formation classique de peintre d’histoire sur une réalité qu’il se contente d’effleurer.
Peindre les qualités que génère le désert
Petit à petit, les peintres acceptent plus facilement de se confronter au vide. Rendus sur place, ils vivent eux-mêmes au contact du désert. Plus ils portent les habits adaptés au climat torride, plus ils échangent avec les habitants et plus ils réalisent combien le désert est une existence en soi. Le désert n'est pas un simple lieu, il génère des qualités étrangement intenses chez ses habitants. Il modifie ceux qui y vivent, il enrichit, il apporte une connaissance plus profonde de l'humain.
Les artistes utilisent alors le désert comme une mise en valeur de ce qu’ils connaissent : les qualités humaines et les montrent dans ce qu'elles ont d'authentiquement lié au désert, leur relation avec le vide et l’infini. En parallèle, on voit les artistes se défaire de leur style occidental pour commencer à peindre différemment, à chercher une nouvelle expressivité dans ce vide, cet infini qu'ils ont devant eux.
Le Courage
C'est à cette époque qu'apparaît un sujet inédit dans la peinture occidentale : la Fantasia. Il s'agit de la représentation des joutes à cheval entre cavaliers arabes à l'occasion de fêtes ou de rencontres entre tribus. Ces tableaux exaltent le courage et l'ardeur guerrière des nomades.
Eugène Fromentin. Fantasia. Détail. Salon de 1869 Musée Sainte-Croix à Poitiers in Les Orientalistes de Christine Peltre
Les Fantasias rencontrent tout de suite un grand succès en Occident, car elles remplacent avantageusement les grandes peintures parfois qualifiées de "machines guerrières", trop politiquement marquées, qui ne plaisent plus aux Salons. La coutume des fêtes guerrières arabes permet de trouver un sujet qui exalte la puissance virile masculine sans risquer l’affrontement politique ni l'horreur que provoque la vision de massacres. Le spectacle de ces joutes forge auprès du public du Salon une admiration instinctive pour ces guerriers, et petit à petit les peintres donneront plus de place au désert dans lequel évoluent les cavaliers.
L’acharnement dans la dignité
Vivre dans le désert est une épreuve qui développe la résistance et l'acharnement face aux difficultés climatiques. Que ce soit la chaleur torride ou les tempêtes de sable.
Prosper Marilhat. Arabes syriens en voyage©RMN
Photo (C) RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / Gérard Blot
Eugène Fromentin. Le simoun ©Sotheby's
Dans ces deux représentations de la vie dans le désert, Marilhat et Fromentin nous donnent à regarder des allégories des qualités nécessaires à la survie dans le milieu hostile du désert. Mais ce qui est intéressant picturalement, c'est de voir que le côté linéaire de l'horizon désertique a été pris en compte comme une donnée non discutable. Il n'y a plus de tentative de raisonner comme si l'on se trouvait face à un paysage occidental.
La puissance du religieux
La spiritualité musulmane est une rencontre troublante pour ces peintres et nombreux sont ceux qui l'associent - en transposition un peu naïve des raisonnements de Montesquieu dans la Théorie des climats - à l'aridité et à la difficulté de vie dans le désert. Comme le prouve cette représentation de pèlerins en route vers la Mecque, les peintres innovants, tels Léon Belly abandonnèrent vite les représentations trop convenues que donnaient à voir Girardet et ses émules.
Léon Belly. Départ des Pèlerins pour la Mecque. Paris Musée d'Orsay in Les Orientalistes de Christine Peltre
On voit dans ce tableau la transformation picturale qui se produit petit à petit dans l'univers des peintres du désert. Le vide et la lumière ne sont plus des ennemis, au contraire, depuis que les peintres ont eu l'idée de découper les formes, presque les styliser pour restituer l'effet de la luminosité désertique. Ils expérimentent aussi de nouveaux moyens. Leon Belly redécouvre ici l'antique perspective inversée que l'on observe dans les icônes byzantines...Le point de fuite est calculé pour venir frapper les yeux du spectateur, le spectateur n'a plus à aller le chercher au fond du tableau. Picturalement, on est passé à autre chose : les peintres ont perçu que la vacuité désertique possédait en elle-même un profond pouvoir expressif.
Se confronter à l'au-delà
L'expérience du désert, cet espace où le danger de mort est sans cesse présent, incite de nombreux êtres humains à réfléchir sur la mort et l'au-delà. Les peintres occidentaux ne font pas exception. Sous l'influence du désert, leurs œuvres se mettent à parler de transcendance et de mort.
La recherche de la transcendance
Très tôt dans le XIXeme siècle, certains peintres, ancrés dans les traditions chrétiennes, viennent au désert pour y rechercher l'espace mythique qu'ils ont rêvé à travers le prisme de la lecture de la Bible. Quand ils s'engagent dans le désert, ils partent à la recherche des différents épisodes de la Bible qui s’y sont déroulés, et au final de la présence divine.
William Holman Hunt. Le sphinx 1854. Aquarelle in Les Orientalistes de Christine Peltre
Cette aquarelle du Sphinx dans le désert Egytptien est en fait une représentation du mal vaincu par le bien, comme le montre le serpent démoniaque écrasé par les pierres en bas à droite de l'œuvre. Mais ce qui intéresse le spectateur moderne, c'est la subtilité des couleurs et l'appropriation des tonalités propres aux paysages désertiques.
De même dans cette huile de Hunt, c'est le bouc émissaire qui est représenté, peint dans les lieux mêmes où les archéologues croyaient avoir reconnu le site de Sodome et Gomorhe. Mais ce qui donne au tableau toute sa valeur picturale, c'est le magistral rendu de ces coloris improbables qui soudain s'emparent des paysages désertiques.
William Holman Hunt. Le bouc émissaire. 1854. Huile sur toile in Les Orientalistes de Christine Peltre
Là encore, on peut constater combien la confrontation avec des colorations inattendues change le regard du peintre et fait progresser la façon dont les artistes se mettent à manier les coloris.La prise de conscience de ce qu'est réellement un paysage désertique influe aussi sur les représentations du Nouveau Testament. Dans cette vue magistrale du Christ au Désert, Yvan Kramskoï utilise sa représentation de la terre désertique pour souligner l'angoisse christique. Les peintres russes ont expérimenté la découverte du désert à travers les paysages des bords de la Mer Caspienne, mais ils ont vécu cette expérience de la même manière que les artistes anglais, français, ou allemands, quoique sur un temps plus court.
Yvan Kramskoï. Le Christ au désert. 1872. Galerie Trétiakoff. Moscou.
Kramskoï réussit dans son œuvre à figurer l’absolu de la solitude. Ici le désert devient symbole et représentation de la souffrance du Christ.
La mort et le désert
L'aboutissement du processus de l'incorporation du désert dans la peinture occidentale ne serait pas complet si les artistes n'étaient pas parvenus à représenter l'ultime peur de l'être humain : la mort. Pour aborder la tragédie de la mort dans le désert, les peintres ont mis extrêmement longtemps à oublier leurs habitudes académiques de peintres d'atelier, comme le montre cette représentation d'Agar dans le désert par Jean-Gilbert Murat. Le désert est ici une représentation que l’on sent factice. La peinture est académique, comme la composition. Le désert n’a pas encore de vie propre. Il n’est qu’une peur sans consistance réelle.
Jean-Gilbert Murat.Agar dans le désert,circa 1842. Guéret, musée d'art et d'archéologie
Photo (C) RMN-Grand Palais / Benoît Touchard
Tout change avec ce tableau intitulé Le pays de la soif, d'Eugène Fromentin. L'artiste le peint aux alentours de 1869 et le conserve toute sa vie dans son atelier.
Eugène Fromentin. Le Pays de la soif. 1869.©RMN Musée d'Orsay
Ici le désert tue vraiment. Le désert est utilisé comme personnage du tableau, avec une existence propre.
L'aboutissement de cette évolution se trouve dans ce tableau de Verechtchaguine, l'Apothéose de la Guerre. Si, dans les œuvres précédentes de Dumas et de Fromentin, le désert était un instrument de mort, dans la composition de Verechtchaguine, il est utilisé pour personnifier La Mort en elle-même, tant au sens propre qu'au sens symbolique.
Verechtchaguine. L'Apothéose de la guerre. 1871. Galerie Trétiakoff. Moscou.
Dans cette œuvre, peinte par l'artiste pour dénoncer les horreurs de la guerre, Verechtchchaguine décrit la Mort sous la forme de ses trois attributs : les crânes, les corbeaux, le désert. Ceci montre un important changement de mentalité tant chez les artistes que chez les spectateurs/regardeurs : en cinquante ans, la peinture occidentale en se confrontant au désert, a réussi à surpasser la peur que ce vide infini lui inspirait pour en faire une source de symbole et d'inspiration.
Cependant, une interrogation subsiste. Dans aucun de ces tableaux le désert n'est peint en tant qu'unique sujet, sans être peuplé, ou utilisé comme support métaphorique. On vient de le voir, il a fallu aux peintres occidentaux une lente et difficile évolution pour intégrer le désert à l'intérieur de leurs œuvres. Mais faire du désert l'unique sujet de leurs tableaux est une aventure encore plus difficile. C'est ce que décrit notre troisième chapitre : Le désert, un paysage à peindre.
L'EPOPEE DES PEINTRES DU DESERT
1. Partir pour peindre le désert
2. Le désert, un vide à apprivoiser
3. Le désert, un paysage à peindre
4. Le désert, un atout pour l'art moderne