Elisabeth Dujarric. Le mascara. Série des Petits déjeuners. Huile sur toile.
Elisabeth Dujarric. Le mascara. Série des Petits déjeuners.

Cette exposition virtuelle met en scène quatre artistes plasticiennes, quatre femmes. Toutes quatre, elles ont puisé dans l'essence même de leur être pour progresser dans leur art. Toutes quatre, elles se sont heurtées à un système qui ne leur était pas favorable. La réponse de chacune fut différente.
 

Jeanne Socquet est la coautrice avec Suzanne Horer du livre La  étouffée publié en 1973. Cet ouvrage décrit les difficultés rencontrées par les artistes femmes : peu de visibilité, des cotes inférieures aux artistes masculins, un rejet par le marché de l'art...Il provoque une prise de conscience et incite les artistes femmes à se mobiliser. En tant qu'artiste, Jeanne Socquet a donc adopté le combat et l’action féministe. Elle fait partie du groupe militant de femmes artistes La Spirale fondé en 1972 par Charlotte Calmis. Les collages de Jeanne Socquet mettent en scène la condition féminine. Une autre partie de son œuvre se concentre sur des portraits de visages féminins: vieilles femmes esseulées, femmes internées dans des hôpitaux psychiatriques...



Une génération plus tard, Colette Deblé lui emboîte le pas. Elle participe à des actions collectives visant à améliorer le statut des femmes et s'intéresse à la spécificité de la création féminine. Elle explore également le féminin à travers ses tableaux.

Elisabeth Dujarric participe à l'élaboration du mouvement Figuration Narrative apparu au début des années 60. Mais lors de l'exposition fondatrice de ce mouvement en 1964, ses œuvres ne sont pas présentes. Seuls des artistes masculins sont exposés. Elle se retire en Dordogne et s'y consacre à son art. Elle choisit ainsi de s'exiler loin du monde de l'art et fait une croix sur sa visibilité mais pas sur sa force créatrice.

Son œuvre commence par une série de Tête à Tête : deux têtes qui s'imbriquent l'une dans l'autre. Puis elle se concentre sur le ressenti, en se focalisant sur l'émotion éprouvée dans des situations diverses : vertige, colère, la marche...À partir de 1976, elle décline une série de Petit Lever, qui met en scène chacun des instants et des actions au moment du réveil : se lever, enfiler une chemise, se raser, mettre une jupe...



Parvine Curie réussit quant à elle à obtenir une visibilité internationale. Sculptrice, elle commence son oeuvre par une série sur les Mères. Plus tard, une série de voyages contribue à inspirer son oeuvre et elle travaille notamment sur des éléments architecturaux: escaliers, pyramides...Elle décline son travail de sculpture en en faisant des collages créés à partir de photographies photocopiées de ses sculptures. Elle est l'épouse de François Stahly, sculpteur de renom.

Dans cette exposition, Les Atamanes présentent un choix d’œuvres de ces quatre femmes peintres du XXème siècle. Qu’expriment ces créatrices à travers leur art ? Leur féminité ? Leur révolte ? Leur solitude ? Un peu de tout cela, sûrement. Mais surtout, elles démontrent, œuvre après œuvre, qui elles sont. Elles sont des artistes. Elles sont habitées jusqu’au plus profond de leur être par le besoin de révéler l’intense mouvement intérieur qui les anime.

Elles ne créent pas parce qu’elles sont des femmes. Elles ne créent pas en tant que femmes. Elles créent, et voilà tout.

La dormeuse

Quels secrets dans son coeur brûle ma jeune amie,
Ame par le doux masque aspirant une fleur ?
De quels vains aliments sa naïve chaleur
Fait ce rayonnement d'une femme endormie ?

Souffle, songes, silence, invincible accalmie,
Tu triomphes, ô paix plus puissante qu'un pleur,
Quand de ce plein sommeil l'onde grave et l'ampleur
Conspirent sur le sein d'une telle ennemie.

Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandons,
Ton repos redoutable est chargé de tels dons,
Ô biche avec langueur longue auprès d'une grappe,

Que malgré l'âme absente, occupée aux enfers,
Ta forme au ventre pur qu'un bras fluide drape,
Veille ; ta forme veille, et mes yeux sont ouverts.

Paul Valéry, Recueil : "Charmes"

Le sacre de la femme - Ineffable lever... 

(…)

II

Ineffable lever du premier rayon d'or,
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor!
O matin des matins ! amour ! joie effrénée
De commencer le temps, l'heure, le mois, l'année !
Ouverture du monde ! instant prodigieux !
La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre ;
Autant que le chaos la lumière était gouffre ;
(…)

Victor Hugo 1844, Recueil : La légende des siècles

Saisir l'instant

Saisir l’instant tel une fleur
Qu’on insère entre deux feuillets
Et rien n’existe avant après
Dans la suite infinie des heures.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. S’y réfugier.
Et s’en repaître. En rêver.
À cette épave s’accrocher.
Le mettre à l’éternel présent.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant. Construire un monde.
Se répéter que lui seul compte
Et que le reste est complément.
S’en nourrir inlassablement.
Saisir l’instant.
Saisir l’instant tel un bouquet
Et de sa fraîcheur s’imprégner.
Et de ses couleurs se gaver.
Ah ! combien riche alors j’étais !
Saisir l’instant.
Saisir l’instant à peine né
Et le bercer comme un enfant.
A quel moment ai-je cessé ?
Pourquoi ne puis-je… ?

Esther Granek, Je cours après mon ombre, 1981

Amédée Pommier, in Colifichets, jeux de rimes. Avec les sonnets sur le Salon de 1851, Ed. Garnier frères, Paris, 1860.
Amédée Pommier, in Colifichets, jeux de rimes. Avec les sonnets sur le Salon de 1851, Ed. Garnier frères, Paris, 1860.

 

Et je vis, à travers le crépuscule humide,
Apparaître la haute et sombre pyramide.
Superposant au fond des espaces béants
Les mille angles confus de ses degrés géants,
Elle se dressait, blême et terrible, étagée
De plus de plis brumeux que l'âpre mer Égée,
Et sur ses flots, jamais par le vent secoués,
Avait au lieu d'esquifs les siècles échoués.

Extrait de La Légende des Siècles - Ouvres complètes de Victor Hugo - Poésie 7

Renoncement

Depuis que sous les cieux un doux rayon colore
Ma jeunesse en sa fleur, ouverte aux feux du jour,
Si mon cœur a rêvé, si mon cœur rêve encore
Le choix irrévocable et l'éternel amour,

C'est qu'aux jours périlleux, toujours prudent et sage,
Au plus digne entre tous réservant son trésor,
Quand un charme pourrait l'arrêter au passage,
Il s'éloigne craintif et se dit : « Pas encor ! »

Pas encore ! et j'attends, car en un choix si tendre
Se tromper est amer et cause bien des pleurs.
Ah ! si mon âme allait, trop facile à s'éprendre,
À l'entour d'un mensonge épanouir ses fleurs !

Non, non ! Restons plutôt dans notre indifférence.
Sacrifice... en bien, soit ! tu seras consommé.
Après tout, si l'amour n'est qu'erreur et souffrance,
Un cœur peut être fier de n'avoir point aimé.

Louise Ackermann, Recueil : Premières poésies (1871)

Ma biche

Biche, oh ma biche
Lorsque tu soulignes
Au crayon noir tes jolis yeux
Biche, oh ma biche
Moi je m'imagine
Que ce sont deux papillons bleus 
(…)

Je me demande pourquoi tu te maquilles
Si tu veux mon avis à moi
Sans rien tu sais, tu es très, très jolie
Je ne vois vraiment pas pourquoi
Pourquoi
Tu triches, oh ma biche
Je t'en prie de grâce
Laisse tes yeux sans rien autour
Pour moi ma biche
Quoi que tu leur fasses
Tes yeux sont les yeux de l'amour

Auteur : Doc Pomus
Compositeur : Mort Schuman
Interprète : Frank Alamo
Année : 1964
Éditions : Warner Chappell Music France / BMG Music

Au sommeil

Sommeil, fils de la nuit et frère de la mort ;
Écoute-moi, Sommeil : lasse de sa veillée,
La lune, au fond du ciel, ferme l'œil et s'endort
Et son dernier rayon, à travers la feuillée,
Comme un baiser d'adieu, glisse amoureusement,
Sur le front endormi de son bleuâtre amant, (…)
Le vent même retient son haleine, et les mondes,
Fatigués de tourner sur leurs muets pivots,
S'arrêtent assoupis et suspendent leurs rondes.
(…)
Je t'aime, ô doux sommeil ! Et je veux à ta gloire,
Avec l'archet d'argent, sur la lyre d'ivoire,
Chanter des vers plus doux que le miel de l'Hybla ;
Pour t'apaiser je veux tuer le chien obscène,
Dont le rauque aboiement si souvent te troubla,
Et verser l'opium sur ton autel d'ébène.
(…)
Tu seras bienvenu, soit que l'aurore blonde
Lève du doigt le pan de son rideau vermeil,
Soit, que les chevaux blancs qui traînent le soleil
Enfoncent leurs naseaux et leur poitrail dans l'onde,
Soit que la nuit dans l'air peigne ses noirs cheveux.
Sous les arceaux muets de la grotte profonde,
Où les songes légers mènent sans bruit leur ronde,
Reçois bénignement mon encens et mes vœux,
Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde !

Théophile Gautier, Recueil : La comédie de la mort (1838)

Un amour de jupe 

À la comtesse de P…

Seulement !…
Si mon cœur faisait ses mémoires
Je crois que j’y mettrais ceci :
« Elle avait des dentelles noires
« Avec un jupon cramoisi. »

C’était ravissant ! — Les donzelles
De ce soir et de ce salon,
Se pâmaient devant ces dentelles…
Mais, moi, j’aimais mieux le jupon.

Ce jupon, c’était ma folie !
Je le trouvais délicieux…
Je n’avais rien vu, de ma vie,
Qui m’enchantât autant les yeux.

Et je m’effrayais dans mon âme
De ce charme de la couleur.
La jupe est si près de la femme,
Et les yeux sont si près du cœur !

L’avait-elle vu ?… Je l’ignore,
Je ne sais… mais je sais aussi
Qu’hier, elle est venue encore
Avec son jupon cramoisi !
(…)

Mystère charmant qui m’occupe !
A-t-elle dit en son émoi :
« Si l’amour qu’il a pour ma jupe,
« De ma jupe passait à moi !… »
(…)

Jules Barbey d'Aurevilly, Recueil : "Poussières"

Le petit endroit

Vous qui venez ici dans une humble posture,
Débarrasser vos flancs d'un importun fardeau,

Veuillez, quand vous aurez soulagé la nature
Et déposé dans l'urne un modeste cadeau,

Épancher dans l'amphore un courant d'onde pure,
Puis, sur l'autel fumant, placer pour chapiteau

Le couvercle arrondi dont l'auguste jointure
Aux parfums indiscrets doit servir de tombeau.

Emmanuel Arago (1812-1896)

Vêtements

Un jour la Beauté et la Laideur se rencontrèrent sur le rivage.
Et elles se dirent : " Allons nous baigner dans la mer. "
Alors elles se dévêtirent et nagèrent.

Au bout d’un moment la Laideur revint sur le rivage ;
Elle s’habilla avec les vêtements de la Beauté et poursuivit son chemin.
Et la beauté sortit aussi de la mer, mais ne trouva pas ses habits ;
Parce qu’elle était trop timide pour rester nue,
Elle s’habilla avec les vêtements de la Laideur.
Et la Beauté poursuivit son chemin.

Et à compter de ce jour
Les hommes et les femmes prennent l’un pour l’autre.

Cependant il en est qui ont aperçu le visage de la Beauté,
Et ils la reconnaissent malgré ses habits.

Et il en est qui connaissent le visage de la Laideur,
Et ses vêtements ne la dissimulent pas à leurs yeux.

KHALIL GIBRAN, Extrait de:  L'Errant

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.

Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers,
Elle se développe avec indifférence.

Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,

Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.

Charles Baudelaire, 1857, Les Fleurs du Mal

Une vapeur mauve et légère

Une vapeur mauve et légère
Du ciel bruinait sur les monts
Sa lueur caressait la terre
Et la profondeur des vallons ;
Sur la verte et rase prairie
Elle s'allongeait en fumant.
Fraîcheur qui pénètre la vie,
Mollesse de l'ombre et du vent,
Ô paysage, instant de calme.

Paysage qu'on voudrait mettre
Dans un cadre au faîte arrondi
Et simple comme une fenêtre
Ouverte sur le jour pâli.

Cécile Sauvage, Recueil : Le vallon (1913).

Le blaireau

Pour faire ma barbe
Je veux un blaireau,
Graine de rhubarbe,
Graine de poireau.

Par mes poils de barbe !
S’écrie le blaireau,
Graine de rhubarbe,
Graine de poireau,

Tu feras ta barbe
Avec un poireau,
Graine de rhubarbe,
T’auras pas ma peau.

Robert DESNOS, Recueil : "Chantefables"

Madrigal

Sur cette fougère où nous sommes,
Six fois, durant le même jour,
Je fus le plus heureux des hommes.
Nous étions seuls avec l'amour.
Sur les lèvres de mon amie
S'échappait mon dernier soupir ;
Un baiser me faisait mourir ;
Un autre me rendait la vie.

Évariste de Parny, Recueil : Poésies érotiques (1778).

Présence

Mets la clef dans la serrure,
La lampe près du miroir,
Pour que mon cœur se figure
Qu'il est moins seul et moins noir.

Des mains frappent la fontaine,
Quelqu'un cherche à meurtrir l'eau
Où je lave au soir la laine
Et le matin mon fuseau.

La douleur de l'eau qu'on blesse
Entre en moi comme un poignard :
Oh! ferme la porte épaisse,
Ferme le volet criard !

L'ombre où bat le vol des trembles
Court sur le pavot pourpré :
Je sais bien pourquoi tu trembles,
Pourquoi ma porte a pleuré.

Nul ne peut pousser ma porte,
Car quelqu'un est sur le seuil,
L'image invisible et forte
Attend toujours mon accueil.

Elle attend que je lui dise :
Entre, voici le miroir
Où souvent je noie et puise
Ma face de désespoir.

•Je sais ses yeux couleur d'herbe, •
Ses bras aux parfums de pré,
Elle a la forme et le verbe
Des choses dont je mourrai.

Ma porte est toujours ouverte,
Mon logis n'est jamais clos,
Parce que cette ombre inerte
Barre mon seuil sans repos.

Hélène Vacaresco (La Dormeuse éveillée.)

La grenouille

En ramassant un fruit dans l'herbe qu'elle fouille,
Chloris vient d'entrevoir la petite grenouille
Qui, peureuse, et craignant justement pour son sort,
Dans l'ombre se détend soudain comme un ressort,
Et, rapide, écartant et rapprochant les pattes,
Saute dans les fraisiers, et, parmi les tomates,
Se hâte vers la mare, où, flairant le danger,
Ses sœurs, l'une après l'autre, à la hâte ont plongé.
Dix fois déjà Chloris, à la chasse animée,
L'a prise sous sa main brusquement refermée ;
Mais, plus adroite qu'elle, et plus prompte, dix fois
La petite grenouille a glissé dans ses doigts.
Chloris la tient enfin ; Chloris chante victoire !
Chloris aux yeux d'azur de sa mère est la gloire.
Sa beauté rit au ciel ; sous son large chapeau
Ses cheveux blonds coulant comme un double ruisseau
Couvrent d'un voile d'or les roses de sa joue ;
Et le plus clair sourire à ses lèvres se joue.
Curieuse, elle observe et n'est point sans émoi
À l'étrange contact du corps vivant et froid.
La petite grenouille en tremblant la regarde,
Et Chloris dont la main lentement se hasarde
A pitié de sentir, affolé par la peur,
Si fort entre ses doigts battre le petit cœur.

Albert Samain.(1858-1900)
Aux flancs du vase (1898)

Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

Paul Verlaine, Recueil : "Romances sans paroles"